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Un mauvais rêve

leoapwal69

Cette nuit, j’ai mal dormi. Encore et toujours ce dos qui m’empêche de m’installer, ce poignet qui me lance, ce cou qui refuse de tourner. Cette nuit j’avais froid, j’avais faim, perdu dans ma petite montagne, au pied de mon arbre. La mousse, c’est confortable, mais les feuilles de houx perçaient sans cesse ma maigre protection. Cette nuit, la tête en bas, au milieu des feuilles mortes, je ne cessais de penser. Les étoiles entre les branches des arbres, la voûte céleste pour seul plafond, les idées flottaient dans un brouillard éthéré. Les paupières lourdes, je ne parvenais pas à m’endormir encore, la nature tombait sur moi comme un rideau me protégeant du monde extérieur. Le silence assourdissant m’enveloppait, j’ai fini par sombrer, couché sur un côté, mes amis serrés contre moi pour les protéger du froid. Le voile du sommeil me couvrit, et les rêves commencèrent. Comme d’habitude, je me réveillai à l’endroit exact où je m’étais endormi, et c’est là que tout dégénéra. Un bruit me tirant des bras de Morphée, la tête dans le pâté, les yeux collés. De la terre sur mes paupières, jusque dans ma bouche et mon cou, les piaillements d’oiseaux chamailleurs, la lumière grande absente. Des becs acérés se firent un devoir de rencontrer chaque parcelle exposée de ma peau, ainsi que l’intégralité du sac qui me servait de coussin. Quelques minutes, ou quelques heures, plus tard, m’étant rendormi j’avais perdu la notion du temps, mais le sursaut ne trompait pas : un nouveau bruit. Effaré, je découvris le triste spectacle de mon sac éventré dans le soleil levant. L’aube m’apportait donc la déplorable nouvelle de l’échappée de mes caleçons, libérés à tous les vents sans prescription. Des plumes virevoltent entre les feuilles mortes, et une goutte de rosée me renvoie aussi sec entre les draps de l’été, pour quelques bribes de repos supplémentaires. Mais c’est un saut dans le temps et l’espace que j’ai fait, car aux premiers rayons de soleil ariégeois qui se posèrent sur mes lèvres succédèrent la froideur et la noirceur d’une nuit ligérienne, à peine quelques pâles étoiles dans le ciel printanier assombri par les proches lumières de la ville. Ce lieu d’une enfance perdue, brisée, ce lieu si différent après toutes ces années, et toi, toi qui n’avais rien à faire là, toi qui n’aurais jamais rien à faire là. Perplexe, mais encaissant le choc, j’avançai au coeur d’une bourrasque pour reprendre, après quatre ans, ce bus qui devait me mener à un lycée que je n’avais que peu connu. Ceci dit, le complexe lui-même était bien différent de celui que j’avais appréhendé, correspondant plutôt à ce que j’en avais imaginé avant d’y mettre les pieds : un savant mélange entre les films américains et la connaissance que j’avais de la France, avec une petite touche des descriptions fraternelles. Ce lieu, ces gens, tant d’inconnus tournoyaient autour de mon crâne déjà lourd du manque de sommeil et du brusque réveil. Prise de conscience : un simple morceau de tissu couvre les parties de mon anatomie que je te réserve. Le froid mordant de ce milieu de nuit océanique enserre mes membres dans sa poigne de glace, les regards glissent sur moi comme sur un fantôme; heureusement car, dans mon état, je n’aurais su encaisser le jugement, les mots, le désappointement. Mon état... Mais déjà j’entends ce son familier, c’est ta voix qui m’appelle, et je te cherche autour de moi. Mais tu n’es pas là, tu es encore loin, avec les autres... Près de deux heures que j’attends de te voir descendre de la voiture pour enfin me rejoindre, je m’apprête à monter dans ce bus de retour, il est cinq heures du matin... et te voilà qui pérores face à un groupe d’ados mal rasés... Reviens, reviens-moi vite, je suis... Tu m’entraînes dans une ronde infernale, tout le monde danse et rit en choeur. L’entrée dans le forum se fait en escorte générale, je traîne la patte et pénètre en dernier dans cette salle en amphithéâtre où j’ai passé si peu d’heures, mais toujours à rêvasser. Et puis, suivant les autres, je me rappelle... J’ai dans l'estomac cette indicible torpeur, ce bouleversement horrible, le souvenir... Au beau milieu du forum de mes quinze ans, et de tous ces gens que je n’ai jamais vus. Mes grognements de rage sont bien vite remplacés par un hurlement de colère, presque de haine, pour cette douleur qui me déchire les entrailles alors que je n’avais aucune idée de sa présence. Comment y survivre... Pourtant, tu me prends par la main, semblant ne même pas remarquer le petit cristal salé qui brille dans mes cils. Réaction surprenante, disons-le, mais je saute sur l’occasion de faire oublier ma maladresse. Tout bascule soudain... Me voilà de retour sur la terre humide, la lune haut dans le ciel, les yeux fixés sur la cime des arbres, les doigts pris dans les poils de leur fourrure. Des chauves-souris s'éparpillent et s'égosillent, me malmènent, emportent mon sac et mon duvet... C'est le matin. Petite vérification : le sac est intact. Une surprise... Mais la reprise de conscience est difficile, lorsque les rêves sont semblables à la réalité il est dur de faire la différence. Cela fait des semaines que je le sais, je suis comme dans un état second, un brouillard permanent, loin d’ici, loin de moi, probablement des années déjà que c’est le cas. Trois kilomètres comptés, et quelques centaines de mètres à ajouter, puis c’est le retour surréaliste dans le monde moderne. Cette nuit, avant de m’endormir, j’ai beaucoup pensé à toi, à nous, à l’enfer que je te fais vivre, à la chance que j’ai de t’avoir. Cette nuit, dans le froid qui me tenaillait et la faim qui me terrassait, je voyais ton doux visage, tes yeux souriants et tes lèvres chaudes, je sentais contre moi ton corps puissant qui m’enveloppait, me protégeant tel un géant de tous ces dangers annoncés par des bruits variés. Mais quand je me suis éveillé dans ce monde fatigué, j’ai entendu les cris, les plaintes, la douleur, la peur et la mort, la colère, l’incertitude, le désarroi et les pleurs. J’entendais des gens crier à mes oreilles, alors que claquaient des coups de feu autour d’eux, je sentais la bousculade pour la survie, et résonnaient les borborygmes de l’agonie, tout près, tout près. Je savais que je n’y étais pas, mais les mots tombaient tels des couperets : attentats, fusillade, morts, Paris, deuil, sang, incompréhension... Oui, un attentat, un vrai, dans cette ville que j’ai rencontrée il y a peu. Je voyais les gens courir dans les rues, certains tomber, d’autres se prendre les pieds dans le tapis de la vie et s’étaler sous lui jusqu’à en être étouffés. La rage au ventre, j’ai senti la haine monter autour de moi, ces gens qui accusent leur voisin, leur frère. La rage au ventre, j’ai compris que, rêve ou réalité, des êtres peu scrupuleux allaient orchestrer la suite des événements, orienter les conversations et les suspicions, à mon grand dam. Je n’y étais pas, pourtant les vagues successives couraient jusqu’à moi, coulaient pour s’insinuer dans les moindres pores de ma peau. Sans comprendre... Des gens sont vraiment morts, pendant que je dormais, pendant que je ne savais pas, pendant que je rêvais à des choses étranges. Est-ce la réalité, ce monde qui part en vrille ? Cette société où un gouvernement venge son pays comme au temps du bac à sable ? Je ne sais plus... C’est en lisant les récits, fictifs ou non, de ceux qui ont assisté à l’horreur, que je sens m’assaillir un frison familier, une boule qui grandit entre mes côtes. Comme si les bombes larguées sur un pays lointain venaient de tomber sur moi... Cette nuit, j’ai senti la vie me quitter, sans autre forme de procès. Cette nuit, j’ai vu ma mort. Encore. Cette nuit, j’ai mal dormi.



16 novembre 2016.

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