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PUNK STUPID PUNK, punkage n°7 : Allemagne (ouais encore, kesstuvafer)

leoapwal69

J’suis parti, j’suis r’venu, mais j’crois j’reviendrai jamais vraiment, j’suis resté perché ouais ça fait presque vingt ans, presque quinze ans depuis la première fois. Aujourd’hui j’vais te raconter ma cinquième fois, et crois-moi j’regrette pas.

J'ai décidé de partir en Allemagne, en stop, pour dormir dehors, pour une durée indéterminée, sans plan (alors si, une carte routière d'Allemagne), sans programme ni rien, sans GPS ni internet sur mon portable, sans même savoir si je peux recevoir les sms provenant d'Allemagne. En novembre. Ah oui je suis stupide hein. Mais que veux-tu, c'est comme ça que je vis. Et sur un malentendu, j'ai encore survécu.

Gute Reise !

Info amusante : en Allemagne, sans compter les gens rencontré-es au collège ou au lycée avec l'école, je connais huit personnes, dont six que j'ai très envie de revoir. Trois rencontrées la première fois, trois la deuxième. J'ai le contact de deux sur trois, de la première comme de la deuxième vague. D'après toi, combien je vais réussir à en voir ? Même si clairement le but de ce voyage n'est pas de les voir, ça resterait un bonus agréable. Mais je pars pour moi.

À l’heure où j’écris ces lignes, je suis rentré depuis quelques jours déjà, mais le périple commença un lundi matin. Bon, on peut compter le dimanche, juste pour le contexte : j’ai mangé cinq tranches de quatre-quarts, du jus de pomme et basta. Ça te semble peu ? Attends la suite. Lundi matin, donc, on s’lève à genre sept heures, j’ai dû m’coucher après minuit vu que j’étais avec des gens. Punk a son train vers huit heures, ça me fait un courant d’air pour partir aussi même si j’ai pas encore le billet. Hier soir j’ai soigneusement préparé mon trajet : j’ai pris huit feuilles, j’ai noté dessus aussi gros que possible les grandes villes par lesquelles je dois passer. Mon sac est quasi prêt depuis deux mois, je l’ai fini en despi hier matin avant de partir de chez moi. Bref, on sort, puis gare, puis punk part et j’attends deux heures un train pour Saint-Amour. Pas parce que j’aime bien le nom (enfin un peu quand même), mais parce que c’est la dernière gare couverte par ma réduction handi du Rhône. Je me pose devant pour manger un bout de quatre-quarts, mais vu qu’il y a la sécu partout j’ose pas sortir mon coutal, flemme de me faire emmerder, donc j’bouffe à même le paquet, quel enfer c’est juste un déluge de miettes, mais que veux-tu j’ai connu pire. Dans la gare je suis le seul à porter un masque, c’est relou. J’aimerais trop passer le temps en allant tripoter le piano, sauf qu’y a vachement trop de monde, à six heures j’aurais tenté mais là c’est mort je panique trop. Un type se fait coincer entre deux machines à bouffe, l’agent de sécu vient voir puis se casse, chelou. J’finis par capter que c’est des flics en civil, et l’gars est supposé être un dealos. Z’ont passé une heure à le fouiller, démonter son vélo et tout, et au bout d’un moment je l’ai vu repartir solo sur son vélo, j’en déduis donc qu’en tout cas il avait rien sur lui, acab.

C’est l’heure de monter sur le quai et je panique, je suis dans cet état dès que je dois prendre un train ou un quelconque moyen de transport à plus de deux roues. C’est moins pire quand c’est un-e pote qui conduit, mais flippant quand même. Que j’aille à quelques arrêts de métro ou que je traverse un pays en train, l’angoisse est la même. Alors oui, le prix des billets et la durée d’absence, ça joue, et si j’suis pas seul c’est un poil moins périlleux, mais quand même. Deux arrêts de train, deux euros, moins de deux heures de route, on est sur un level terrifiant. Je porte des chaussures, j’ai dû m’y résoudre pour des raisons de novembre et de vu le programme vaut mieux, donc pour pas avoir à les transporter elles sont à mes pieds. Je souffre. Dans mon fut’ y a plus de trous que de pantalon, je passe aux chiottes pour en enfiler un deuxième, un avec un tissu si fin que c’est comme si y avait pas de pantalon. J’ai un look à tomber. P’t-êt’ parce que j’ai pas refait mes lacets dans les chiottes. (Là tout de suite, faut absolument que j’aille me faire des crêpes, je reviens.)

Je descends du train, ôte mon masque, puis mes écouteurs que je range soigneusement dans cette mini bouteille qui vient d’Allemagne tiens quel hasard. Mon sac est beaucoup trop lourd je sais, mais à ma décharge (pas à la sienne manifestement), pour une fois j’essaie d’être raisonnable sur les bords. Du coup j’ai pris des vêtements chauds, des chaussettes et même des CHAUSSURES, j’ai pris mon duvet comme d’hab mais j’ai aussi un tapis de sol, un kigurumi, une couverture d’extérieur et deux de survie. À part les couvertures de survie, ça prend d’la place et du poids. J’ai renoncé à emmener mon dico d’Allemand, j’le prendrai quand j’y retournerai au printemps ou en été, avec moins de fringues. Bon j’avoue mon carnet à chansons il pèse aussi, sauf que ça j’peux pas m’en passer, j’ai pris que l’extrême nécessaire des chansons. Saint-Amour y a aucun panneau dans le périmètre de la gare, je prends une direction au hasard. Arrivé à un pont j’me dis que p’t-êt’ ça vaut le coup de demander mon chemin, histoire de pas repartir vers Lyon ce serait con. PMU ou quoi, on m’indique que non pas du tout je dois faire demi-tour et traverser une zone indus’. Bah ok.

J’ai trop chaud j’enlève mon manteau, j’hésite à juste me foutre en t-shirt sans mon bonnet, mais bon y fait fin novembre quand même, si moi j’sens pas l’froid lui il me sent. J’ai mon panneau autour du cou, ouais t’sais une feuille avec marqué Besançon et Lons, dans une pochette plastique pour protéger de la pluie. J’sais pas comment font les gens qu’ont de vrais panneaux de stop, des grands en carton, moi j’ai pas assez d’mains ni de concentration pour tenir ça tout du long, et en plus droit des fois. Nan moi j’ai d’jà tout juste assez de poignets pour lever le pouce, faut pas pousser. J’ai toutes mes attelles sur moi, les deux poignets et les deux genoux, j’en ai pas d’autres parce que j’peux pas les mettre. Alors je marche, et j’arrive au bout du village. Je commence le stop sous un semblant de bruine qui se calme. Très vite, une voiture s’arrête, tu sais une un peu vieillotte rassurante. Au volant, Boris, et à côté de lui, Amaryllis. Kilt ou pantalon en tartan, bref rassurant ça aussi, des vieux punks ou un truc du genre. Le trajet est très cool, iels me parlent de plein de trucs, franchement c’est juste comme d’être avec des potes. Iels me disent bien de surtout pas me faire poser dans Besançon, à la rigueur un peu avant l'entrée mais pas trop près, sinon ça va être la galère pour traverser.

Iels me déposent vers Pontarlier je crois, bref pas très loin de Lons, sur un rond-point. Là, un type en vélo (t’sais le genre de gars qu’on a dans les villages, il est bizarre et à l’écart mais y a toujours une ou deux personnes qui le connaissent, fin bref le fou du village quoi, encore un pote) vient me voir pour me dire de me décaler d’une vingtaine de mètres, histoire que les voitures aient la place de se garer. Quand il repart, une voiture s’arrête très tranquillement. Le gars qui conduit est tranquille, vraiment très tranquille. J’ai un tout p’tit doute de «attends, est-ce qu’il est tranquille de type pote, ou tranquille à un moment il va faire une ding’z ?» Mais tout va bien, c’est un posé cool, on cause problèmes psy et tout. (Ok rien à voir je viens de retrouver un miel pops coincé dans le bas de mon pyjama, ça doit faire huit heures qu’il est là, y m’a fait mal à la cheville ce con.) Il me pose dans un tout p’tit village, mais c’est sur la route directe pour Besac donc nickel.

Là, le temps de raccrocher mon sac, une voiture passe, mais la première à qui je tends le pouce s’arrête. C’est le type le «moins sympa» de la journée, mais frère il est très cool aussi, juste j’ai pas de feeling particulier, on est pas en train de se taper des barres ensemble, c’est tout. À la radio y a un maraîcher bio chanteur, une reprise de Despacito en mode Des haricots, c’est marrant, et quand il explique son concept c’est sympa, mais eh j’peux pas m’empêcher de pouffer, c’est trop drôle. Et de fil en aiguille, il me raconte qu’il a fait les vendanges avec des tondeurs de brebis ariégeois. Déjà, quelqu’un qui connaît l’Ariège, je rencontre pas tous les jours, mais là ?! Obligé il connaît mon père ou des potes de mon père. Il l’a jamais croisé, mais en parlant de tonte il me lâche un «Béa» et là bah forcément le «ah bah oui évidemment» s’échappe de ma bouche. Ok je me souviens plu’ de ma phrase exacte mais bref. Bien sûr que j’connais Béa, tout le monde connaît Béa, une des meilleures potes de mon père, quand j’étais gosse j’suis allé chez elle là-haut, y a plein de choses qui remontent. Ah mais par contre quand j’ai dit que j’la connaissais, il a vrillé son regard sur moi, si vite et si intensément, oh bordel j’en aurais sursauté si j’avais pas été en stop.

Ouais, parce que si tu me connais maintenant, dans mon quotidien et tout, t’as juste une version extra fade et faiblarde de ce que j’ai pu être. Le stop, ça m’fait du bien. Vraiment. Voyager, rencontrer des gens, me perdre dans des coins chelou, galérer, frôler le danger, être gai pour attirer les automobilistes. J’sais pas, je suis bien plus avenant en stop que quand je marche dans la rue. Je suis un peu dans mon élément, sur le bord de la route, à être le truc chelou paumé qu’il faut mener au patelin suivant. Les gens qui me parlent s’arrêtent volontairement, c’est pas du tout le même contexte que croiser quelqu’un en ville ou j’en sais rien. J’suis beaucoup plus détendu, j’ai de l’énergie sociale, et de l’énergie tout court parce qu’il faut bien porter le sac quand tu marches pour avancer, je sais pas faire le stop en statique, faut que je bouge. Oui bon c’est aussi à cause de mes genoux, station debout pénible, je tiens pas en place parce que je suis handi finalement. Ok le TDAH ça aide pas.

Bref, le type me pose à l’entrée de Besac. Genre, pas direction centre-ville, et pas juste à l’entrée, un peu plus loin. Il est treize heures, je traverse vite vu qu’il m’a lâché au feu rouge, et je prends le temps de respirer, d’envoyer un ou deux messages pour dire que ça avance bien. Mal m’en prend. Ou alors, juste j’aurais dû dire que j’voulais pas rentrer dans la ville, qu’il pouvait me déposer au rond-point précédent ou j’sais pas quoi. Mais moi, tout à ma joie d’avancer sur mon parcours, et tête en l’air, et nul en géo, je me dis ça passe. Ouais, nul en géo qui part traverser la France en stop sans internet sur son tel avec juste une liste des grandes villes par lesquelles passer. Non mais je suis complètement con hein faut le dire aussi à un moment.

Bref, je commence à marcher en tapant le stop, mais bah, c’est une voie rapide, y a nulle part où se garer, le trottoir est hyper haut donc pas d’arrêt en despi où je saute dans la bagnole, y a du trafic donc pas question de stationner sur la voie non plus. Ouais, ça va être galère, ça me confirme que je vais pas faire en statique, j’avance. Face aux voitures, pouce tendu, j’avance lentement, enfin je recule du coup, bref. Dès que le feu passe au rouge et que le flot de véhicules se tarit, je me retourner et je presse le pas. Mon manège dure et dure, toujours aucun espace de stationnement, toute façon les gens me regardent même pas. Le seul espace vaguement accessible pour une voiture qui aurait particulièrement envie de me récupérer, ce sont les arrêts de bus. Pas le plus pratique. J’avance, j’avance, je finis par juste tourner le dos aux bagnoles en gardant mon pouce gauche levé. Sauront pas où je vais ? J’n’en ai cure, si tu me déposes cent mètres plus loin ça me fera toujours ça de moins dans les pattes. Je croise un type qui m’informe que si je continue à pied j’en ai bien pour encore une heure avant d’atteindre la route que je cherche à rejoindre. Je fais une pause devant une station service, là au moins y a la place de se garer. Ouais. Bah je sais pas si c’est ma gueule qui leur revient pas, la bruine qui menace, leur vitesse, mais même ceux qui s’arrêtent pour la station m’ignorent royalement.

Au bout de peut-être une heure, je repars, j’en ai marre faut que j’avance, même si ça a fait du bien de poser le sac. Un coup, pour monter une côte, je sors carrément mon inhalateur, y a plus rien qui rentre dans mes poumons. Ce matin, entre la gare et le premier moment où j’ai levé le pouce, j’ai eu des doutes, ça fait si longtemps, quatre ans sans stop je crois, quatre ans de mort, quatre ans où je pouvais pas sortir. La dernière fois en solo, c’était début 2018, peut-être même fin 2017. Mais dès que j’ai levé le pouce, les sensations sont revenues. Et là, la sensation qui revient, c’est une que j’avais pas trop à l’époque, c’est la galère. Ouais, la galère de stop, j’ai pas trop connu. Les galères en stop, ça oui, me retrouver paumé dans un bled minus’ au fin fond d’une cambrousse pas du tout sur ma route, ou la pluie, ou la nuit, dormir dehors sur une aire d’autoroute. Le danger, marcher sur le bord de l’autoroute, voire traverser une bretelle de sortie, ou une nationale de nuit, des endroits sans trottoir, des virages sans visibilité. Ce coup, à la sortie de Foix, à une heure du mat’, au niveau du château là t’sais, fossé herbeux contre paroi verticale, vraiment je sais pas comment j’suis pas mort. J’ai aucune explication à ma survie. Mais bref.

Galérer, de type attendre plus d’une heure, je peux compter les fois où ça m’est arrivé. Ou je pouvais, quand j’avais encore la tête dedans. Environ la moitié de ces fois, c’était à Bram, pas très loin de Foix d’ailleurs. Mais c’est aussi là que j’ai trouvé un billet de cinquante dans le fossé, et là qu’une nuit un type m’a ramassé, posé un peu plus loin parce qu’il allait pas vers Foix, puis est revenu me chercher parce qu’il pouvait pas me laisser en plan il savait que personne allait passer. Tiens d’ailleurs, il m’a laissé à l’entrée de Foix, et c’est la même nuit qu’y a eu le coup du château. Bref. Là, donc, ça fait peut-être déjà deux heures que je tends le pouce par intermittence, dans une grande ville, et même pas un faux espoir de quelqu’un qui s’arrête mais se rend compte que c’est pas sa direction. Quelques rares personnes qui sourient ou ont un geste d’encouragement. Et c’est pas fini. Ouais, j’ai traversé Besac, enfin contourné, et j’ai mis TROIS HEURES.

Bon en vrai, juste avant de sortir de la ville, j’ai failli abandonner. Parce que je comprends pas. Je comprends pas cette ville, je comprends pas où est la sortie, je comprends pas comment on sort. J’arrive sur un rond-point, ma direction n’est pas indiquée mais mon instinct me hurle que c’est par là, mais bon dans le doute je vais au rond-point d’à côté. Là c’est indiqué, ouais, mais c’est direct la nationale sans bordure, la voie est pas large, c’est risqué. Ça monte, je vois pas comment est la suite, mais mauvais bail. Si j’ai décidé, cette fois, d’éviter les autoroutes, c’est justement pour ne pas me mettre trop en danger. Eh ouais, parce que si je commence à taper le stop sur un péage ou une entrée d’autoroute, je me connais, ça va très vite finir avec moi en train de marcher sur le bord de l’autoroute, parfois dos aux voitures, parfois dodelinant de la tête, parfois les pieds qui vont vachement trop près du marquage qui délimite la MORT. Cinq ans sans vrai stop, et sans sport, je suis clairement plu’ en état pour ces conneries. Donc la nationale sans bordure, avec mon sac deux fois plus large que d’habitude (tapis de sol d’un côté, couverture d’extérieur de l’autre), après trois heures de Besac, même pas la peine.

Sur ce rond-point, y a aussi une voie de tram. Juste avant ma sortie. Du coup, le seul endroit où y aurait la place de stationner le temps que je grimpe, c’est ça. Pas le plus sécure. Probablement pas le plus légal non plus. Si des flics passent, je veux pas savoir ce qui se passe. J’essaie quand même hein, mais sans y croire. Je finis par aller me poser sur le banc de l’arrêt de tram, je mate la carte, je pige pas, je meurs un peu. Après de longues minutes, je réussis à me relever, et je décide d’avancer. Tant pis. Faut au moins que j’essaie. Et là en vrai, à l’arrêt suivant, y a de l’autre côté de la rue le rond-point qui me faisait de l’oeil tout à l’heure, ça confirme que j’aurais dû me faire confiance, et encore un peu plus loin un autre rond-point où y a moyen que des gens s’arrêtent. Sauf qu’à ce stade, moi j’ai plus aucune patience, je peux rester grand maximum trente secondes en statique, je préfère encore me taper la route jusqu’en Allemagne à pied que de passer une minute de plus immobile sur le bord de cette route. Je veux fuir cette ville.

Alors j’avance. Je sais pas où je vais, mais bon sang j’y vais. J’ai chaud, j’ai froid, j’ai peur, j’ai mal. J’ai envie d’enlever mes chaussures tellement ça me bousilles les pieds, les chevilles, les genoux, les hanches. Le dos, c’est surtout à cause du sac. Et pourtant crois-moi ce sont de très bonnes chaussures, très confortables. Pour des chaussures. Sauf que je suis pas conçu pour les chaussures, je les porte depuis sept heures du matin, ça doit faire dix heures, j’en peux plus. Heureusement, un gars finit par s’arrêter, et vu ce qu’il m’a dit j’crois qu’il a fait demi-tour pour me choper parce qu’y avait les flics et que j’étais pas encore à un endroit où il pouvait s’arrêter. Bref il me chope sur un espace correct, on discute bien, c’est sympa mais je suis crevé, je sais que là, l’endroit où il va me poser, au mieux je tape encore le stop et je me fais encore une bagnole, au pire je dors derrière des poubelles. J’aimerais autant éviter de dormir en centre-ville, mais on a pas toujours le choix.

Il me pose à la sortie d’un village, j’avance encore, la nuit finit de tomber, je vois bien que les phares me repèrent pas assez tôt. Moi, je vois juste des étoiles. C’était pas à ce point la dernière fois, enfin je crois. C’était pas à ce point quand je tapais le stop de nuit en Ariège ou sur les routes du sud. Enfin je crois. Je passe derrière la barrière, tant pis pour le stop je suis supposé survivre au moins jusqu’en Allemagne. Je trouve un chemin qui longe la route, ça rejoint des deux côtés, allez je me cale entre la nationale et le fleuve. Pas trop près du fleuve au cas où la pluie se déchaînerait et provoquerait une crue, je laisse au moins cinq mètres entre l’eau et moi. Pas assez, je pense, mais. Et puis je m’installe, ça prend du temps parce que j’ai vachement plus de confort que d’habitude, j’ai un tapis de sol et une couverture d’extérieur. Il est dix-huit heures, je me couche, épuisé.

Deux heures plus tard, la pluie. La pluie, pour de vrai. Pas la p’tite bruine chiante qui empêche pas de dormir. Nan, la pluie. Je tente les couvertures de survie pour protéger mon sac et mon duvet, mais. Je cours en kigurumi pour voir si le bâtiment au bout du chemin a un espace abrité. Préau. Je retourne chercher mes affaires, tente de ne rien faire tomber, je dois faire deux voyages. Un troisième pour checker le sol, au cas où un truc serait tombé. Je me cale sous le préau. C’est définitivement une propriété privée hein, mais pas une maison, plutôt genre comme un truc de canoë, en tout cas du sport aquatique. Fin novembre, un dimanche soir, ça devrait passer si je me lève tôt. (C’est en l’écrivant que je prends conscience que, non, pas dimanche, mais lundi soir.) Sauf que, les couvertures de survie. Ça fait du bruit. Le vent, ça fait bouger, bruit de métal léger. Déjà au bord du fleuve, j’avais toute la parano de mon sac est pas au fond de mon duvet donc on sait jamais n’importe qui pourrait passer me le chiper. Là, mon sac est toujours pas dans mon duvet, il est encore sur la couverture d’extérieur, et le moindre bruit des couvertures de survie me redresse comme un suricate. Bon, je finis par m’endormir.

Je me lève à sept heures, il pleut encore, j’espère que ça va se calmer avant que je me mette en route. Je grignote encore un peu de quatre-quarts, flemme de sortir le couteau. Ranger mes affaires, c’est un peu long ok, mais alors les COUVERTURES DE SURVIE, ça m’a pris une heure et demie de les replier. Du coup, je sors de là il doit être neuf heures, il pleut toujours, enfin il bruine fort. Tant pis, faut bien avancer. Alors je marche, sur le bord de la nationale, sous la bruine qui varie. Tant que ça redevient pas de la vraie pluie, ça passe. Parce que le stop sous la pluie, au-delà du fait que c’est pas hyper agréable en novembre avec un gros sac et des chaussures, surtout quand tu sais pas où tu vas dormir ce soir, ben le problème c’est surtout que les gens s’arrêtent pas. Alors bon y a des exceptions, si t’es un gosse ou si t’as l’air d’un banquier qui se prend la saucée impromptue peut-être ? En tout cas, quand t’as l’air d’un gros schlagos fatigué, ou juste de quelqu’un de normal sous la flotte, les gens s’arrêtent pas. L’orage, ça peut, parce que la foudre c’est dangereux, les gens s’inquiètent pour toi. La neige, ouais, parce qu’iels ont pitié, le froid tout ça. Mais la pluie ? Nan, z’ont juste peur que tu trempes les sièges, dégueulasses les tapis, et empuantisses tout l’habitacle.

Je marche, je marche, le long de cette route où le bas-côté est particulièrement bas, enfin j’veux dire très pentu, la barrière est un peu haute, du coup soit je reste côté route et j’ai à peine la place de marcher dans l’herbe (pis elle est mouillée et mes chaussures résistent à l’eau mais elles sont pas complètement imperméables non plus donc bon faudrait pas que ça traverse trop, pis y a des ronces partout, donc en vrai je marche sur le bitume), soit je passe côté fossé au risque de me tordre la cheville ou de perdre encore des bribes de pantalon. Chaque fois qu’un camion passe, j’enjambe la barrière (heureusement que j’ai le SED parce que sans échauffement lancer la jambe par-dessus un truc qui t’arrive en haut des fesses, puis balancer la deuxième toute droite aussi, je crois c’est pas si facile), je me mouillotte le cul à tous les coups, je re tends le pouce en vitesse, pis sitôt qu’il me dépasse je re franchis (une fois que je peux rouvrir les yeux du vent bruineux qui m’arrive dessus au cul du camion).

Juste avant un grand espace où les voitures pourraient se garer, y a une vague coupure de la barrière sur quelques mètres, et là boum une caisse s’arrête. Y doit bien être dix heures, un mardi matin entre Besançon et Belfort, sur une route quasi déserte, sous une bruine parfois vénèr’. Ravi de grimper, je me retrouve face à un vieux sympathique mais pas très causant, un peu brut tu vois (mais pas brute). Bon je me souviens pas trop du trajet, pas de conversation transcendante mais un moment cool. Il me laisse dans un village, je viens de marcher une heure donc je pose mon sac sur un truc pas trop mouillé et mon cul juste à côté, je me lève juste quand une voiture passe (y a pas beaucoup). Et pis une dame qui vient jeter des trucs dans les bacs de recyclage derrière moi accepte que je monte même si elle va pas très loin, ce sera toujours ça, surtout avec la pluie qui menace. Pendant le trajet, elle me dit c’est dommage elle va pas à Mulhouse aujourd’hui, demain peut-être. (Oui parce qu’un de mes panneaux c’est Mulhouse, là celui que j’ai autour du cou indique Belfort.) Pareil, rien de particulièrement notable mais agréable. P’t-êt’ à ce stade je suis trop crevé pour noter des choses. On est le deuxième jour du voyage, ça laisse présager le pire pour la suite.

La dame me laisse dans un autre village, plus grand, je cale mon sac sous un abribus, et je lève le pouce. Bon, ça marche pas trop, mais y fait un peu plus beau, ça devrait s’arranger. Un type qui s’apprêtait à traverser à côté de moi m’interpelle, me conseille de me mettre plus loin pour que les gens s’arrêtent. Il m’indique le pont là-bas, après faut aller à droite, et y a un vieil abribus ROUGE, voilà. Bon. Cent pour cent je vais me perdre, j’ai aucun sens de l’orientation en ville (et je fais du stop pour aller en Allemagne, quel abruti), allez on y va. Je manque de me prendre une bagnole (oui bon là j’le dis mais ça m’est arrivé plein de fois pendant le périple, on va pas revenir sur chacune sinon le post est deux fois plus long), je tourne quand y a plu’ de rue tout droit, j’me dis que je suis perdu tant pis. Mais là ! Je vois le fameux abribus rouge. Enfin je suppose que c’est ça, ça semble vieux et c’est rouge. Une voiture se gare sur la place de parking que je suis en train de longer, baisse sa vitre et me parle.

Tiens ça me rappelle, j’ai oublié mais juste avant de sortir de Besac, je passe au-dessus d’un McDo, fin genre je suis sur la route et en contrebas y a le drive, bref, une bagnole baisse sa vitre, le gars au volant me parle, je pige très mal vu qu’il y a du bruit partout et que j’vois pas sa bouche et que je suis mort, bref, je lui fais répéter plusieurs fois, puis je finis par saisir une phrase de type «tu veux de l’héro toi», et bon, de manière évidente, nan j’en veux pas, il me propose d’autres trucs (ou me demande, j’ai pas capté), je dis non et je trace ma route en rigolant (ouais j’ai un peu l’habitude qu’on me prenne pour un tox ou au moins quelqu’un qui sait où trouver, alors que, eh, encore quand je parlais à ma famille oui je savais où trouver la moitié de ma famille consomme et/ou vend, l’autre moitié est témoin de jéhovah, nan j’exagère ça c’est valable pour mes parents et ma fratrie, quand tu vas un peu au-delà y a différents degrés).

Bref, village paumé, abribus rouge pas atteint, le gars baisse sa vitre et me fait monter. Il m’explique qu’en fait il m’a vu au rond-point pendant qu’il promenait son chien, et s’est dit que si j’étais toujours là au moment de prendre sa bagnole, il me ramasserait. Trop cool. En parlant de la suite de mon trajet, il me propose de me poser à une entrée d’autoroute, alors j’explique que non ce coup-ci j’essaie d’éviter l’autoroute, pour des raisons évidentes de j’ai aucun instinct de survie. Là il est tout perdu, autant l’autoroute il sait m’y emmener, autant la nationale vers Belfort il sait pas trop où faut la prendre. Sur le chemin je vois un panneau qui indique bien cette nationale, mais j’ose rien dire parce que c’est pas la direction qu’il prend, et plus j’avance plus ça m’arrange. Il me pose dans son village, pas sûr de la route qu’il m’indique mais bon. Je prends le temps de bien m’harnacher, histoire qu’il ne soit plus en vue, puis je traverse la rue pour aller voir les panneaux du rond-point juste en amont. Bon, ça m’aide pas beaucoup, je demande donc aux deux gars qui bossent pour la ville ou je sais pas quoi, sur leur moto très travail. Ils me confirment que je dois continuer là où le gars m’a posé, bref. Allez hop, rond-point suivant, et nationale.

Y fait un peu chaud, fin y a du soleil sur ma gueule, eh au moins y pleut pas. Un type s’arrête, même surprise face à ma volonté d’éviter l’autoroute, même si bon j’ai de plus en plus l’impression que je vais plus pouvoir la contourner bien longtemps. Il va à la ville suivante, doit faire des courses à Bricorama ou je sais pas quoi, il en a pour vingt minutes et s’engage à re passer là où il me pose et si je suis encore là il m’emmène à Belfort qu’est plus très loin. Très cool, mais ça reste une entrée d’autoroute, mais bon pas trop le choix. Un mini camion s’arrête, le gars est très cool, je me souviens plus de la conversation mais sympa. Il me pose devant une station service vers la sortie de Belfort.

Jusqu’ici tranquille pour aujourd’hui, mais c’est là que les ennuis commencent. Personne ne s’arrête, donc bon j’me dis que je vais passer aux chiottes de la station. Sauf que je me vois mal faire ça sans acheter un truc. Et à ce stade, j’en suis à la moitié de mon troisième jour à maximum cinq tranches de quatre-quarts. C’est peu de nourriture pour trop de jours. Enfin, avant, ça m’aurait pas posé problème, mais là j’ai un peu peur du malaise, d’autant que j’ai fini mon jus de pomme la veille. Alors je me prends un petit sandwich triangle, que je mets longtemps à manger parce que me nourrir est un calvaire. Ah oui, je mange si peu parce que certes la nourriture me dégoûte et mon quatre-quarts est pas très pratique et que t’façon j’allais pas entrer dans un magasin et la bouffe c’est lourd à porter, mais aussi parce que voyager le ventre plein c’est dur, je peux pas trop manger quand je me déplace et encore moins quand c’est en stop, pis y a la ceinture du sac sur mon bide pour épargner un peu mon dos, donc vraiment, moins y a de bouffe, mieux je me (et le) porte. Mais je me force à consommer un peu chaque jour, et à boire de l’eau (mais pas trop parce que bon, je peux pas m’arrêter n’importe où n’importe quand pour pisser ni remplir ma gourde, alors pour chier imagine). Bref, je mange sur le parking en réparant le potit sac transparent qui me sert à transporter boisson et bouffe, et mon manteau quand il fait trop chaud. Oui, couture sur un parking, c’est sympa.

Retour sur le bord de la route, mais je trouve pas de bon endroit. L’entrée de la station me tente peu, et l’autre côté a bien un espace de stationnement, sauf que la route pour Mulhouse c’est la voie de gauche, celle où je suis pas donc. Je peux pas avancer, parce que la voie est déjà grande et rapide, et traverser là où ça se scinde serait suicidaire. J’ai fait pire, hein, mais là j’essaie de me garder en vie. Je retourne devant la station, me décale plusieurs fois, en avant, en arrière, je sais pas quoi faire, personne me calcule. Jusqu’à la dame qui s’arrête, me dit qu’elle va pas dans la bonne direction, mais qu’elle a des sandwichs de récup. En temps normal, j’aurais dit oui, mais là je viens de manger un peu, et j’ai pas très envie de m’encombrer de bouffe parce que je suis pas sûr de pouvoir la consommer avant qu’elle se perde. Ensuite, au feu rouge dans l’autre sens, un couple de vieux me demande où je vais, je réponds Mulhouse, y me disent je sais pas quoi que j’interprète comme un c’est pas leur route, je dis tant pis et re tends le pouce aux voitures qui arrivent. Sauf qu’en fait iels tournent dans la rue juste avant moi, et me font signe de venir. Du coup je cours un peu, je grimpe, et on part.

Je demande où y vont, y me disent on va te poser à Mulhouse. J’en déduis qu’iels avaient pas du tout prévu de sortir de Belfort et vont aller jusqu’à Mulhouse pour moi, ce qui est très gentil et me convient très bien. Conversations très intéressantes, je reste en vigilance pour pas dire une connerie qui les ferait changer d’avis, et iels sont tellement ravies de me parler de Mulhouse et de l’Alsace que j’ose pas dire que je compte pas m’y arrêter. Le seul moment où je me sens vraiment mal à l’aise dans cette voiture, c’est quand le conducteur lâche que tout prend son sens quand on comprend que tout est en lien avec un dieu créateur. Bon. Je sais pas trop comment réagir, j’ai pas envie de froisser mais voilà quoi. Et iels me demandent limite ce que je pense du christianisme, de la chrétienté, tout ça. Du coup je dis que vu que j’ai grandi chez les tj, tout ce qui se rapporte à chrétienté et christianisme, bon, ça me fait fuir. Et là la copilote certifie que ça fait de moi quelqu’un d’intelligent ??? Ok ???

Bref, en arrivant à Mulhouse iels me demandent où je veux me faire poser, vers où je vais, du coup je bégaie que je continue un peu en direction de la frontière allemande, vers Freiburg im Breisgau. Et là ravi-es iels disent qu’iels vont me poser à la frontière ?! Bah nickel hein. Mais bon, là on est sur l’autoroute, j’aime pas trop ça, et j’ai aucune idée de s’iels vont sortir pour me poser, me laisser à un péage ou une aire, ou même sur le bord de la route. Eh, je suis dans la bagnole, j’y reste jusqu’à ce qu’on me dise de descendre. Là l’autoroute se scinde, un côté part vers Freiburg et Stuttgart (ma direction), l’autre vers… Je sais plus trop, p’t-êt’ Bâle, bref ça sonne pas comme ma direction c’est pas sur ma liste. Le vieux prend cette voie, j’ose rien dire parce qu’il a l’air de bien connaître, et puis au pire si je descends pas au bon endroit je rattraperai plus tard. On passe la frontière allemande, j’suis archi ravi, je me retiens de sautiller de joie. Osef de la route, du chemin, du trajet : j’ai réussi à atteindre l’Allemagne en stop !

Évidemment, les ennuis ne tardent pas. Je comprends pas tout, on sort à moitié de l’autoroute, on passe devant un panneau Karlsruhe, forcément ça m’intéresse, on fait demi-tour, je sais pas, bref on retourne sur l’autoroute direction la France, je sais pas pourquoi. Je sais pas si on a repassé la frontière ou pas, je sais ni où on est ni où on va, je sais pas si on va me poser bientôt ou me ramener vers Mulhouse, bref je suis largué. Mais j’ai réussi à passer la frontière en stop, je suis fier. Ah, ça y est, on me lâche. Sur une aire d’autoroute, direction France si je dis pas de connerie. Je vois déjà beaucoup trop de bagnoles de flics, c’est les douanes j’le sais parce que les vieux en ont parlé tout à l’heure. Moi tu sais, j’fais pas la différence entre police municipale, BAC, gendarmerie nationale, douane ou je ne sais quoi d’autre. Les keufs se suivent et se ressemblent. Bref, trop de poulets au mètre carré pour que je sorte direct mon panneau et mon pouce, j’avance un peu. Je vois un type qui va monter dans sa bagnole, faut que je sache si cette bretelle part bien vers là d’où je viens. Je le chope avant qu’il ferme sa portière, lui demande s’il va vers Freiburg ou Stuttgart, il répond non d’un air un peu gêné, du coup je lui précise qu’on m’a laissé là et que j’arrive pas à savoir si c’est la bonne direction. Il me confirme que non, me donne des indications pour rejoindre l’autre côté.

Alors je marche, je passe sous le pont, je vois des panneaux pas d’autoroute, mais le seul nom que je reconnais c’est Mulhouse, donc non. Y a des noms en pagaille, moi dès qu’il y en a plus de deux je suis perdu, quelle que soit la langue. Et je pars en stop sur une route que je connais pas. Non mais quel abruti fini, vraiment. J’adore. J’me sens presque vivant. Je suis totalement perdu. Le seul panneau qui indique une ville par laquelle je veux passer, c’est celui de l’autoroute, qui indique Freiburg et Lörrach. Bon. Je tourne pendant près d’une heure, entre la route direction autoroute, et l’espère d’aire d’autoroute à laquelle j’accède par un trou dans le grillage. L’une, quasi personne ne l’emprunte, personne n’entre par ici. L’autre, elle est blindée de flics, pas le terrain le plus rassurant. Sauf qu’à force de tourner, je fatigue, et y commence à pleuvoir. Je me cale sous l’avant d’un bâtiment, j’essaie de vaguement grignoter un peu de quatre-quarts, lâche vite l’affaire. En face de moi, un camtar se fait fouiller, la meuf au volant a l’air saoulé. J'aimerais au moins savoir si là je suis déjà sur l'autoroute, ou pas encore. Je finis par m’effondrer la tête entre les genoux, en me retenant de pleurer, parce que la fatigue, la peur, le froid, la faim (même si pas vraiment en sensation, ça doit quand même impacter le corps), la marche, le sac, la pluie, l’incertitude. À deux doigts de demander mon chemin à la douane. Mais je regrette toujours pas.

Et là, une bagnole s’arrête à mon niveau. Je lève la tête, vaguement inquiet. Est-ce que je suis dans la merde ? Spoiler : ça aurait pu, mais ça passe. Les flics me demandent si je parle Français, je dis oui, y me demandent si ça va. Alors ça tombe bien que vous disiez ça, parce que justement, je suis complètement perdu. Je dois aller à Freiburg, je trouve pas la bonne direction, je reconnais aucun des panneaux à part ceux de l’autoroute, alors que moi bah je veux pas être sur l’autoroute, mais j’arrive ni à l’éviter ni à la contourner, perdu perdu perdu. Vous sauriez pas quel panneau je dois suivre pour retrouver Freiburg sans passer par l’autoroute ? Y me disent Müllheim, je connais le nom mais y me semble pas l’avoir vu sur les vingt-cinq panneaux que je croise depuis tout à l’heure, mais bon je dis merci. Et y me disent par contre le problème c’est que là vous êtes sur l’autoroute. Signal d’alarme dans ma tête, flemme de me faire embarquer je sais même pas dans quel pays je suis. Et puis au moins j’ai l’info : oui, là c’est déjà l’autoroute. Du coup je me concentre sur ça, «ah bah merci, j’arrive vraiment pas à comprendre les panneaux là franchement, et du coup pour sortir de là je dois faire comment ?»

Je sors donc de là pour rejoindre la route, je repasse par mon trou dans le grillage parce que j’ai suffisamment traîné pour que la bagnole ait quitté le parking. Et puis là, évidemment, aucun panneau pour Müllheim ni rien d’approchant. Bon. Retour au point de départ. Au moins, on a éliminé un chemin. Je me pose sur la piste cyclable pour une mini sieste de désespoir. Heureusement, punk a pu lire mes sms de tout à l’heure, y m’aide à me repérer. C’est une galère monstre, puisque je sais même pas où je suis. Je vais voir les panneaux pour cyclistes, de l’autre côté de la route (donc là en matant ça j’ai juste derrière vue sur la direction autoroute dont je viens), y z’indiquent exactement l’inverse des panneaux bagnoles. Genre, pour les voitures, à droite on va vers Mulhouse, Colmar, Ottmarsheim, Neuf-Brisach, et à gauche vers Homburg et Kembs. Mais sur la piste cyclable, les panneaux te disent que à gauche, tu vas vers la ZI de Mulhouse et l’abbatiale d’Ottmarsheim, et à droite vers la ZI Homburg et le golf de Homburg. Eh bah ça m’aide pas. Sauf qu’en prenant en photo le panneau de la piste pour l’envoyer à punk pour qu’y m’aide, j’ai accidentellement chopé l’usine Clairefontaine derrière, ce qui lui permettra de me localiser pour me guider.

Sauf que moi, entre-temps, bah j’ai avancé du côté qui m’inspirait. À gauche toute, donc. Un coup, je traverse la route, et finis par croiser deux personnes. J’en profite pour leur demander mon chemin, elles me confirment que je me goure de sens, va falloir faire demi-tour, et je suis loin de Müllheim. Bon. Bah écoute, je vais jusqu’au rond-point là-bas, et c’est reparti pour le stop, hein ? De dépit, je me contente pas de sms punk, je l’appelle. Je suis essoufflé, mort, désespéré aussi un peu. Mais je regrette toujours pas. Chemin faisant, déjà j’me rends compte que j’ai marché hyper loin, une bonne demi-heure, alors que j’croyais m’être à peine décalé. Ensuite, j’aperçois le panneau Homburg, ce qui signifie que j’arrive à Homburg, et donc on sait où je suis. Sauf que bah, entre la frontière allemande et moi, y a un fleuve. Fin, y a carrément le grand canal d’Alsace, et le Rhin. Et niveau ponts, pas trop le choix : y a l’autoroute, que je peux pas prendre à pied avec tous ces keufs dans les parages, et y a le pont après Ottmarsheim (l’endroit où je me trouvais précédemment). Si je veux passer la frontière à pied, j’en ai pour deux heures. Honnêtement, là, j’ai plu’ la motiv’ pour le stop, mais deux heures de marche…

On trouve un bus qui me fait franchir la première heure, en deux arrêts. Est-ce que ça vaut le coup de prendre un bus à deux euros pour deux arrêts ? Ouais fin c’est pas comme un bus à Lyon, où deux arrêts c’est genre dix minutes de marche. Alors j’attends une heure à l’arrêt de bus, ouais il passe pas souvent, et puis je monte. Au bout de quelques minutes, je me penche vers le chauffeur pour lui dire que je descends à l’arrêt Massif Central mais comme je suis pas d’ici j’ai aucune idée d’où c’est. Ça tombe bien, c’est l’arrêt devant lequel on passe. Pouf, je descends, et c’est parti pour une heure de marche sous la bruine. Je tente bien le stop, mais personne me calcule, pis y a une bagnole toutes les cinq minutes, pis le bas-côté est marqué dangereux, pis c’est mouillé l’herbe j’en ai marre. Accessoirement, la nuit tombe, je suis pas visible, et moi je vois que des phares. Ça fait de grandes étoiles dans ma gueule ça m’éblouit c’est nul. Bref je traverse, pour marcher sur le euh bah la piste marchable tu vois ?

Je marchouille sous la bruine qui varie, et je souris. Je souris, parce que je vais en Allemagne à pied. Je me répète ça, en Allemand, en boucle. J’en frétille. Je suis tout guilleret malgré l’épuisement et tout le reste. Et je regrette pas. Je manque de me perdre, mais je demande mon chemin, et je suis presque arrivé. Allez hop, traverser la route, aller d’un rond-point à l’autre, et puis le pont. Je me crois déjà sur la frontière, mais en fait c’est le pont du canal. Puis deuxième pont, cette fois c’est le Rhin, et la frontière. Fin c’est p’t-êt’ un seul pont, mais j’sais pas y a une pause au milieu, je sais pas t’expliquer, bref. J’crois y en a deux quand même, mais en tout cas je pouvais pas accéder au deuxième sans passer par le premier, et c’est le deuxième qu’il faut pour l’Allemagne. Donc bon. Bref. L’Allemagne. Neuenburg am Rhein.

Ça y est, je suis en Allemagne. La bruine ne se calme pas pour autant, et j’ai toujours nulle part où dormir et rien à manger à part du chocolat, mais j’ai réussi. Je viens d’entrer en Allemagne à pied. Je suis archi fier. Et épuisé. Il est un peu plus de dix-huit heures, faut que je me couche. Je m’enfonce dans une espèce de petit parc, j’hésite à aller vers le mini bout de forêt qui le jouxte, mais bon, tout est déjà trempé, y a des ronces, et pas de trouée dans la végétation pour m’y enfoncer. Alors je reste dans le parc, trouve un mini kiosque qui parle du coin, j’avoue à ce stade j’ai pas trop l’énergie de lire plus que les titres mais bon. Je pose mes affaires au milieu, dans un espace de grand max cinquante centimètres carrés en forme d’octogone entre les poteaux, à l’abri. Moi, je m’étale contre les poteaux, plutôt à l’abri mais partiellement. Disons que le vent n’aide pas à ce que les micro gouttes s’écrasent ailleurs que sur ma couverture, qu’est relativement imperméable mais quand même. Boarf, ça tiendra la nuit.

C’est le matééééing ! Je me réveille en Allemagne. Fait pas chaud, mes affaires sont humides, mais j’ai mangé du chocolat avant de dormir. Et je me suis réveillé en pleine nuit pour en manger aussi, parce que je tremblais (pas de froid). J’crois que là du coup ça y est c’est le jour où j’ai plu’ de quatre-quarts, ou p’t-êt’ j’le finis en me levant. Je sors du parc le sourire aux lèvres, vu que ça y est, je suis en Allemagne. Y fait froid, y fait pluie, y fait moche, y fait fatigue et tout ce qu’on veut, mais me voilà guilleret. Je rejoins la route de la veille pour continuer mon chemin, et là avec le jour naissant, je me doute bien que ça va être compliqué. Déjà, aucun passage piéton ni rien de cet ordre pour traverser, juste une grosse double voie où les voitures vont plutôt vite. Pas idéal. Pas pratique du tout, même. Je traverse pendant qu’il n’y a personne, au pire si j’me fais klaxonner ce sera en Allemand, ce qui est vachement moins dérangeant.

Ouais t’sais moi à ce stade le cerveau qu’était déjà en option de base il fait même plus partie des options. Je suis en Allemagne donc tout est cool. Si je croise des flics j’leur fais un câ- nan abuse pas, acab en Allemagne tout pareil. Mais déjà tu vois, pour faire du stop je mets pas mes écouteurs, pas de casque antibruit non plus, parce que ça me coûte moins d’énergie d’être sur le bord de la route dans le bruit et les pots d’échappement, que de marcher dans la rue à Lyon. En vrai niveau volume sonore on est sur un truc similaire, par contre la composition est très différente. Moins de klaxons, de motos, de pointes, de téléphones. Moins de voix, aussi. J’veux dire, moins de gens qui passent en parlant, mais aussi moins de parasites dans la tête vu que je suis davantage dans mon élément. Et les bruits peuvent s’enfuir dans l’herbe ou les arbres, ils résonnent pas sur des milliards de bâtiments. Pareil pour les odeurs, moins de diversité citadine, mais aussi plusse d’air, de mouvement, de verdure dans mon nez. Alors oui j’avoue, c’est pas toujours aussi marqué, et j’idéalise un peu, mais dans l’ensemble… Bref. Le point essentiel, niveau fatigue, c’est : moins de gens. Les voitures, c’est pas des gens, même si y a des gens dedans. Je croise quasi personne sur un trajet, surtout si j’arrive à éviter de me faire poser dans les villes. Et surtout, je sais que je vais croiser peu de gens. Et les bagnoles, bah elles passent vite, elles vont pas me faire des réflexions chelou, venir me parler ou me demander des trucs. Elles restent loin de moi, on n’est pas de la même espèce. Alors oui y a bien des gens des fois qui font des signes de type «j’vais pas loin / déso / courage / tu fous quoi», voire «mais t’es taré c’est méga dangereux ici», sauf que déjà c’est pas très envahissant ça dure deux secondes, et c’est facile à ignorer. Bon, croiser des flics en stop c’est encore plus stressant que le reste du temps, mais ma foi, la différence est pas flagrante, et j’en croise peu.

Je disais donc. Le stop, c’est moins éprouvant que de marcher dans la rue. Eh bah, exister en Allemagne, c’est moins éprouvant qu’exister en France. Ah c’est parfaitement subjectif hein, et psychologique, c’est juste que j’aime l’Allemagne et l’Allemand. Ça rend tout moins pesant. Mais en vrai, y a aussi des raisons extérieures, genre les villes sont plus aérées, fin verdurées, et c’est pas la même mentalité complètement, les gens sont plus chill avec les olibrius de mon acabit. Bon bref. Je suis en Allemagne. Oui je vais le répéter souvent dans ce texte, parce que je l’ai répété souvent (en Allemand ou en Français) quand j’y étais, et je l’ai pensé intensément encore plus souvent. Donc, sur ce bord de route, y a quand même un espace cool pour que les voitures s’arrêtent, mais bah, c’est pas bien placé. Cinquante mètres plus loin (distance approximative, j’ai pas la notion des mesures), y a un rond-point, qui va soit vers le centre-ville de Neuenburg, soit vers l’autoroute. Bien sûr, cette dernière est la sortie de gauche. Pas safe d’y aller, rien pour marcher, mais si je reste ici bah les gens qui y vont s’apprêtent à partir à gauche, donc la probabilité qu’iels se garent à droite pour moi diminue. Bon, j’essaie quand même. Personne me calcule, et en vrai y a pas grand monde, il est huit heures du mat’ et j’ai peur que ça s’arrange pas. Par curiosité, je check des trucs sur l’abribus où je pose mon sac, y a une navette vers l’aéroport de Freiburg, mais aucune info sur le prix ni sur le moyen de se procurer un billet. Au bout d’une heure, grâce à punk j’ai toutes les infos qu’il me faut, à savoir que ce bus est à vingt-cinq euros c’est mort, surtout qu’en allant en ville, à la gare y a des trains pour Freiburg à cinq euros. C’est parti pour la ville, donc.

Après le rond-point, un panneau indique le centre-ville à un kilomètre et demi, tranquille. Un peu plus tard, je suis dans la rue principale ou un truc comme ça, fin j’en sais rien mais une rue droite, mais aucun signe de la gare. Alors bon, j’entre dans une petite boutique, j’attends que la personne devant moi parte, puis je demande mon chemin à la tenancière. En Allemand. Je suis content. Elle me répond donc naturellement en Allemand, je suis encore content. Malgré tout, j’arrive à retenir ses indications, et finis par atteindre la gare. Bon. «Gare», c’est un bien grand mot. Déjà y a pas de bâtiment, juste un grand abribus avec des automates. Pas d’employé-es à qui demander quoi que ce soit. Moi, à ce stade, je suis tellement fatigué et éprouvé, que je me suis résolu à aller jusqu’à Stuttgart en train. Ah oui parce que j’ai prévu de voir quelqu’un là-bas, mais j’ai pas son numéro. C’est punk qui doit lui signaler quand j’arrive en ville, pour qu’on se rejoigne à la gare. J’ai pas d’heure ni même de jour d’arrivée. Bref, je m’approche d’un automate. Sauf que je suis pas très doué en automates. Déjà tout ce qui est électronique a tendance à me bully vu que j’y comprends rien, les transports en commun également, mais alors un automate de transports en commun…

Je m’attaque à la bête. Bien sûr, je ne maîtrise pas le vocabulaire ferroviaire en Allemand, vu que je le maîtrise déjà pas dans ma langue maternelle. Je suis largué face aux commandes, aux différents billets, aux réductions… Vu que je pige que dalle, je vais au plus simple, et paie six euros pour un billet Neuenburg-Freiburg. Je sais pas quel type de billet, quel type de trajet, quel train, combien de temps il faudra attendre. Mais là, un train arrive, et dessus c’est marqué Müllheim. Moi, j’ai retenu que pour aller vers Freiburg, il me fallait un panneau Müllheim, et je viens de trouver mon panneau Müllheim, donc je monte. On est trois dans le wagon, je demande à un passager si ce train va bien vers Freiburg, l’autre passager me dit «Freiburg oui oui», je me dis ok on est bon, et pars m’asseoir au fond. J’enlève mon bonnet, mon manteau (en vrai c’est une p’tite veste légère mais imperméable, et si j’la mets sur juste un t-shirt ça me fait cuire c’est très désagréable), mon pull, mon écharpe (en vrai c’est un autre bonnet, un à écharpe et oreilles, j’ai oublié mon écharpe-écharpe). Là, je peux enfin souffler, je sais où je vais.

Mais j’ai un doute. Les deux gars ont l’air de pas parler Français, fin Allemand quoi, et d’avoir juste reconnu le mot «Freiburg». Pas sûr que le train y aille et s’y arrête. Je reste sur mes gardes? Quand le train annonce une arrivée à Müllheim, je comprends que ouais c’est bien la direction de Freiburg, mais bah on ira pas jusque-là. Logique, Müllheim était plus proche que Freiburg. Alors bon, je remets mes effets personnels, m’harnache à nouveau, et quand le train ralentit je fonce vers la porte. Pas question de me retrouver enfermé dans un tel véhicule sans connaître sa destination. Une fois sur le quai, je pige que ouais, y a bientôt un train pour Freiburg, à 53, dans moins d’un quart d’heure, mais aucune info sur l’endroit où le choper. En tout cas, aucune info que je puisse comprendre. Tu sais, moi, les gares…

Dans le couloir souterrain, j’interpelle la seule personne qui va pas dans le même sens que moi, mais le gars est pressé et me calcule pas. J’ai l’impression qu’il y a que deux quais, et le train dont je viens de sortir repart vers Neuenburg, mais pas tout de suite. Donc, en toute logique, je suppose qu’un train pour Freiburg s’arrêtera sur le quai qui me fait face, probablement à 53. Sauf que je suis pas sûr. C’est juste un instinct, une supposition d’instinct. Je me dirige donc vers le bureau d’information, afin d’obtenir des informations. Trois personnes devant moi, dix minutes avant le train que je veux prendre. Bon. Ça va être juste. En fait, ça n’a aucune chance de marcher. Mais bon, je vais quand même pas monter dans un train au hasard !

Cinq minutes plus tard, j’envisage sérieusement cette éventualité, lorsque le type devant moi interpelle l’employée occupée. Dans un Anglais avec un fort accent français, il demande des renseignements sur son train pour Freiburg. Ah bah. Du coup, quand il sort sans avoir obtenu de réponse, je lui demande en Français s’il va à Freiburg, et si je peux le suivre parce que je comprends pas où je dois prendre mon train. Il m’emmène donc sur ce fameux deuxième quai, je le remercie puis il s’éloigne. Le train arrive, je grimpe et m’assieds. Mission accomplie : je pars à Freiburg.

Gare de Freiburg, souvenirs, c’est cool même si c’est archi grand terrifiant. Allez hop, direction le guichet des informations. Comment je fais pour aller à Stuttgart ? Bah ça dépend, tu veux y aller en RB, RE, IRE, ICE ? Frère j’ai l’air de savoir réciter l’alphabet ??? Bon ok je sais le réciter rapidement dans trois langues, m’enfin, l’alphabet des trains… Nan vraiment, en France je sais juste qu’il faut éviter le TGV sinon ça coûte une blinde, mais les autres types de trains me passent au-dessus de la tête. Eh bah figure-toi qu’en Allemagne c’est pire : j’ai oublié le nom du TGV. Bon, il va vite me revenir et s’imprimer (ICE), mais sur le coup, devant l’employé, je panique juste. Il me demande si je veux un train régional, je sais pas, rapide ou pas, ben euh ça dépend c’est quoi le moins cher, allez on part sur du régional et long. Là il me débite plein de trucs, y a du bruit dans la gare et une vitre entre nous, je pige que dalle, mais il est en train (hehe) de m’imprimer mon trajet donc au pire, pas grave. Son collègue intervient pour dire qu’il y a des billets à vingt-cinq balles pour tout le Baden-Württemberg sur la journée, ils discutent ensemble et là frère je suis plu’ là faut pas déconner deux allemands qui se parlent ça va trop vite et trop en même temps, j’les connais pas c’est des officiels et y a une vitre et du bruit. Bref. Le premier m’indique la direction des bornes où je vais pouvoir acheter mon fatras, là son collègue sort de leur boîte pour que je le suive. Formidable !

Il fait lui-même les manip’ en deux-deux, puis se barre une fois que j’ai l’air d’avoir compris, j’ai qu’à payer. Me voilà à nouveau seul face à un automate. L’angoisse. Mais bon, j’ai qu’à mettre ma carte, ça a beau être flippant c’est pas si compliqué normalement. Oui, un peu quand même, allez bref ça marche. La machine m’imprime deux billets, puis me pose une question. Je panique. Je comprends pas la question, parce que j’avais pas prévu qu’elle m’en pose une. Je regarde les billets, y en a un qui dit «coucou je ne SUIS PAS un billet valide», ça tombe bien frangin moi non plus j’suis pas valide, bon l’autre semble être le billet qu’il me faut, je fourre les deux dans mon portefeuille et attends que la machine cesse de me harceler de questions. Est-ce qu’elle veut que je paie une deuxième fois ? Je suis à deux doigts de réenfoncer ma carte, lorsqu’elle abandonne enfin la partie et me concède la victoire. Je fuis en direction du quai.

Après quelques minutes, ou dizaines de minutes osef, arrive le train que je dois prendre, descendre à Offenburg, pour y prendre un train jusqu’à Karlsruhe, pour enfin y prendre un train pour Stuttgart. Le premier train est un train, rien à signaler. J’ai aucun souvenir d’être descendu à Offenburg, encore moins de ce que j’ai pu y faire pendant une heure, donc je risque pas de te raconter. Ah si attends, est-ce que c’est pas là que j’suis devenu pote avec un pigeon ? Ouaiiis c’est ça. Du coup erratum : c’est là que je finis mes miettes de quatre-quarts, j’en fous partout du coup y a un pigeon qui s’approche pour bouffer, je recule touuuut doucement mon pied pour qu’il puisse choper une grosse miette (et pas une grosse mite, ce serait archi chelou), et il picore SI PRES de mon pied. J’ai des photos. Ah oui ça y est la tradition est respectée : j’ai pris des photos de pigeon en Allemagne. Tu rigoles mais ça me tient à cœur, je sais pas pourquoi.

La première fois que je suis allé en Allemagne, ça devait être en 2008 ou l’année d’après, j’avais un appareil photo jetable, et j’ai pris en photo des pigeons, ça me faisait kiffer je sais pas pourquoi. P’t-êt’ à la base c’était pour tester l’appareil, mais bah, j’sais pas, j’ai trouvé ça cool. En 2010-2011, la deuxième fois, bah ça m’a fait kiffer de refaire ça, ça me semblait important et marrant, ouais j’y tenais en vrai, au-delà de la blague. L’an dernier, beh j’ai refait mon manège, plus guilleret que jamais, parce que cette fois y avait absolument aucun risque de me faire harceler par des ados français-es (rapport au fait que bah y en avait pas, on était deux, potes, punks, de plus de vingt-cinq ans, alors même si on a encore de gros côtés ados, beh pas le harcèlement). Cet été, je crois qu’à ma grande honte j’ai totalement oublié, en même temps pardon mais sur trois jours (je crois) j’en ai pas croisé beaucoup, et j’avais légèrement AUTRE CHOSE en tête.

Bref, je prends ce pigeon en photo, et j’en suis ravi. (Ce sera pas le dernier du séjour si je dis pas de conneries, mais là comme ça j’me souviens pas des autres.) Je grimpe dans le train qu’a du retard, j’me dis sur un malentendu ça peut passer je devrais pouvoir choper celui pour Stuttgart. C’est là que je lis sur un écran le fameux «Weg vom Alltag, hin zum Abenteuer», qui est vraiment la phrase parfaite pour mon périple. Les vieux qui m’ont emmené à la frontière, ça les surprenait pas que j’kiffe mon moment malgré les difficultés, z’ont dit c’est l’aventure, dans le vrai sens du terme, ça fait du bien. SAUF QUE ! Le train débite une phrase absolument terrifiante. J’arrive pas à tout saisir parce que bon la qualité des hauts-parleurs de train, voilà quoi, mais aussi, y dit des mots qui pourraient être des noms de gares ou bien des mots que je connais pas. Bon. Le truc, c’est que ma panique grimpe direct, ce qui ne m’aide pas à comprendre. Parce qu’il dit pas qu’on arrive à telle gare. Il a l’air de dire qu’on va pas jusqu’à Karlsruhe, qu’on va s’arrêter je sais pas où pour je sais pas quelle raison, et j’arrive pas à saisir si y a une solution pour rejoindre Karlsruhe.

C’est même pas la langue le problème, pas directement en tout cas, c’est juste que… Bah en France, les annonces de la SNCF, je les connais un minimum, je les entends depuis gosse. Alors une annonce ultra spécifique ok, mais en vrai, c’est généralement des variations de formules qu’ont reconnaît, tu vois. Là, non. Les annonces allemandes, je les connais pas, les formules habituelles dans les trains, je les connais pas. La bonne nouvelle, c’est que maintenant, je suis au courant que c’est pas une p’tite ville de genre dix mille habitants (ce qui me semble déjà ENORME mais je sais que bon hein eh), c’est une vraie grosse ville, fin c’est pas Paris mais c’est la moitié de Lyon. Du coup j’me doute bien que je suis pas le seul à aller jusqu’à ce terminus. Je laisse traîner mes oreilles dans tous les coins, jusqu’à ce que la dame du siège en face (fin, à côté mais de l’autre côté du couloir quoi), qu’a eu l’air de me regarder chelou au moins trois fois depuis que je me suis installé à côté du type qui dort, interpelle les gens qui paniquent (non, juste qui stressent un peu je suppose) un peu plus loin, et leur explique, et je comprends davantage que l’annonce au micro mais quand même j’aimerais bien voir des noms de gare écrits parce que je suis pas sûr, mais bref elle explique qu’on descend quelque part et qu’après on prend je sais pas quoi vers Karlsruhe.

Une fois qu’elle a fini son explication aux autres, je me penche vers elle pour lui demander la même en un poil plus lent / illustré, rapport au fait que tout va très vite tout le monde parle en même temps et je suis français. (Et stupide. Surtout stupide.) Elle me demande en Français s’il faut qu’elle parle Français, elle a l’air de galérer et je suis là pour parler Allemand, donc je lui dis t’inquiète l’Allemand c’est très bien, juste un peu plus lentement sinon je suis perdu. En vrai, là en écrivant, je commence à me dire que même si j’ai vachement régressé, surtout niveau grammaire et propreté de l’élocution (dans ma langue maternelle aussi, eh mon cerveau il arrive plu’ à rien suivre c’est l’enfer), ben en vrai, la compréhension orale c’est pas pire, p’t-êt’ même j’me suis amélioré (sauf quand tout le monde parle en même temps), parce que les petites sœurs de ma corres’ au collège, je pigeais QUE DALLE quand elles débitaient, je devais limite leur faire répéter chaque phrase (la plus jeune ça la saoulait, fin on en riait mais elle comprenait pas que j’aie autant besoin de répéter «…langsam bitte»), donc y a moyen que mon cerveau ait appris des trucs depuis le collège. Chelou.

Bref, la dame me répète, en me montrant sur son tel le nouveau terminus de notre train, Rastatt, avant Karlsruhe donc. Après on doit prendre un certain S7 pour Karlsruhe, je pense c’est un S-Bahn, le S-Bahn si j’ai bien compris c’est un genre de métro, mais en chelou, y en a qui vont dans d’autres villes, j’ai rien compris en vrai (j’y reviendrai). Je la coupe deux minutes, le temps de demander si ce S7 est bien un S-Bahn et de vérifier que mon billet inclut bien le S-Bahn. IRE, RE, RB, S-Bahn, ok. Donc, S7 pour Karlsruhe, et ensuite bah une fois à la gare de Karlsruhe t’inquiète j’me débrouille pour Stuttgart (t’as vu on dirait j’sais faire ça). Au pire j’la suivrai pour le S7, elle m’en voudra pas. Quelques gares plus loin, elle lance un edit aux autres, je mange ma panique en espérant qu’elle m’explique aussi. Ce qu’elle fait. On prendra pas le S7, aucune idée de pourquoi (p’t-êt’ parce qu’il passe dans la gare qu’on quitte mais pas à Rastatt), mais on prendra… Eh écoute j’me souviens plus de quoi qu’on prend, mais un autre train j’sais pas.

On arrive à Rastatt, je suis les autres sur le quai, je vois départ dans euh disons un quart d’heure, mais le train arrive, donc sur un malentendu j’ai p’t-êt’ moyen de choper mon train pour Stuttgart, si on tarde pas trop à décoller. Allez allez, démarre petit train, tchoutchou fume à fond. Eh non. Ça tarde. Ça tarde. Ça tarde. Ça tarrrrrde. On part à l’heure prévue je crois, ou un poil après. J’me dis, si y a aucun arrêt jusqu’à Karlsruhe, ou un seul, ça passe. Ouais. Dans un monde idéal, peut-être. Là, deux minutes après l’heure de départ de mon train initial pour Stuttgart, on a déjà fait un certain nombre d’arrêts (genre entre deux et cinq), mais surtout, j’ai aucune idée de combien il en reste. Parce que je pige rien aux transports en commun allemands. Nan c’est inexact : je ne comprends pas les transports en commun. Point. Le fait que ce soit en Allemagne, ça ajoute juste la difficulté de je connais pas les différentes gares, ni les parcours habituels des trains (en France, y en a pas beaucoup dont je connais le trajet approximatif, mais ça existe). Spoiler : il en reste un certain nombre.

Quand on passe à Ettlingen, je sais qu’on n’est plus très loin. Puis enfin, Karlsruhe. Je sais que je vais pas y rester longtemps, moins d’une demi-heure, mais ça me fait tellement plaisir d’être de retour. Seul. Juste pour moi. J’ai des souvenirs dans cette gare, des souvenirs dans cette ville, je sais que je vais y revenir au moins vingt-quatre heures avant de rentrer en France. Alors je souris derrière mon masque, je flappe un peu, et je me dirige vers le guichet d’info. Mon train a eu du retard, du coup j’ai loupé celui que je devais prendre pour Stuttgart, c’est quand le prochain que je peux choper avec mon billet ? La dame me répond, m’imprime le parcours, nickel, je mate le panneau d’affichage, ça m’aide pas parce que je suis stupide. Nan sérieux, ok les panneaux sont pas identiques à ceux que je peux croiser en France, ça perturbe un peu, mais ça va, nan vraiment le souci c’est que je suis foncièrement débile. Parce que le train que je dois prendre, il est à quatorze heures six, je me le répète à voix haute en matant le panneau, sauf que je cherche quatorze heures seize. Bah oui ça marche pas abruti. Bref je trace, puisque quand on t’imprime le parcours y a déjà le numéro de quai ce qui est quand même fordimable (c’est comme formidable mais avec aussi fort aimable), je sais pas pourquoi en France ça se passe pas comme ça, c’est tout de même beaucoup plus simple en achetant ton billet ou quoi de savoir direct sur quel quai tu vas être, bien à l’avance. Je me dirige donc vers mon fameux quai, même si je l’ai pas trouvé sur le grand panneau.

Une heure de train, je somnole dur. Et puis la gare de Stuttgart, et puis messages de punk pour me guider vers la personne que je rejoins, ce coup-ci je dois bien prendre un S-Bahn. Direction, arrêt, je relis tout vingt-cinq fois pour être sûr. Ah et puis je sors de la gare de Stuttgart par le chemin que je connais, souvenirs, je regarde à gauche, la place où on a rencontré les punks l’an dernier, je me dépêche parce qu’il flotte et que j’ai peur d’être en retard alors qu’on a pas de rendez-vous précis, mais bref peur qu’on m’attende. Je suis le chemin fléché qui indique le S-Bahn, descends un grand escalier, et arrive… dans une nouvelle gare gigantesque ? Un équivalent du métro parisien. L’horreur. Mais je suis en Allemagne, tout est en Allemand, donc je peux y survivre. Et sans écouteurs, s’il te plaît. Bon je panique clairement mais j’avance. Et je finis par atteindre le métro, l’arrêt de métro, bref je sais pas comment on dit ici mais l’endroit où mon métro va passer. Dans dix minutes. Y en a plusieurs autres qui passent avant. Ouais le concept de plusieurs métros différents qui utilisent le même quai me dépasse un peu, mais bon. Je m’assieds, les deux meufs à côté de moi se parlent en Français, je me tais. Elles prennent le même métro que moi, je me tais pour pouvoir les suivre, genre ne pas avoir l’air perdu, être sûr du métro dans lequel je monte.

Il arrive, elles grimpent, je grimpe, m’assieds, et tente d’oublier le monde qui m’entoure. Tout en regardant le plan du métro, les arrêts, la direction, tout. On avance. Un arrêt, deux arrêts, trois arrêts. Le mien est un des derniers, j’en ai pour un moment. Je sais pas combien. Mais assez vite, je remarque que les arrêts, c’est des quais de gare. Je suis pas dans un métro. Je suis dans un putain de RER. Et pour la première fois de ma vie, je comprends qu’un RER, c’est effectivement pas un métro. C’est l’enfant vomi, maudit, le croisement interdit entre un métro et un train. Le concept de RER m’a toujours dépassé, j’ai toujours cru qu’on se foutait un peu de ma gueule quand on me disait que c’était pas un métro, et il a fallu que je me retrouve seul en Allemagne dans un RER pour comprendre. Quelle horreur. C’est plus cher que le métro, tu peux pas le prendre avec ton ticket habituel ou quoi. Si tu loupes ton arrêt, t’es carrément pas dans la bonne VILLE. C’est long, c’est chiant, c’est la qualité métro et la durée train. Un ENFER.

J’arrive à bon port, me lève, vois sur le quai des grands cheveux rouges bouclés. Ça, c’est pour moi. Je descends, me fais récupérer. PunkdeStuttgart m’entraîne vers une voiture, me présente sa mère, je monte dans la voiture. Qu’est-ce qui se passe ? J’avais pas prévu de rencontrer des parents, moi. Oui je sais depuis quelques heures que punks doit récupérer des affaires chez ses parents, c’est pour ça qu’on se rejoint ici et pas à la gare de Stuttgart, mais genre, j’sais pas j’pensais qu’on décollait direct ensemble, ou que je l’attendais, ou… Ouais je sais pas trop ce que j’ai imaginé, mais à aucun moment j’ai envisagé de me retrouver confronté à ses parents. Je suis stupide, on a dit. En plus, on me fait monter à l’avant, à côté de la maman, alors que punk va à l’arrière, la vie n’a pas de sens. La maman tente une phrase en Français, elle galère, demande à punk comment on dit tel truc, punk en mode j’en sais foutre rien, la bonne nouvelle c’est que moi je connais ce mot dans les deux langues, bref.

On arrive à la maison des parents, on enlève les chaussures, parce que oui c’est mon troisième jour d’affilée à porter des GODASSES pendant des HEURES et à MARCHER avec, quelle horreur. Forcément ça pue quand j’enlève, mais à un moment j’y peux rien. On se pose, on discute, non je suis pas allergique aux chats (je verrai jamais le chat en question, ni la grand-mère), on boit de l’eau, on va aux chiottes (séparément). Et pis je sors mes conneries pyrogravées, j’en ai fait pour punk, ça lui fait très plaisir et tout. Ce soir-là, punk passera des heures (au moins une, franchement) à regarder et tripoter mes pyrogravures. C’est très cool. Vu que j’enchaîne les verres d’eau, je précise que ces derniers jours j’ai pas pu beaucoup boire ni manger ni dormir. On discute bien, même si la conversation est globalement pas très animée vu qu’on est morts. J’ai aucune idée de combien de temps on va rester, si on va dormir ici, aller dormir chez punk, ou même si punk va rentrer pendant que je dors dehors, du coup je profite. À un moment, la maman me demande si j’ai des allergies alimentaires, je parle des poivrons. Elle prépare des spaghettis à la sauce tomate, avec du fromage vegan.

À ce stade, je pense qu’il est temps d’aborder le sujet du veganisme en Allemagne. Bien sûr, la viande existe, des gens en mangent, même si honnêtement parmi les gens que j’ai pu rencontrer ces deux dernières années je crois qu’un seul en consomme, et je sais même pas si c’est régulier ou si c’était juste son sens de l’hospitalité. N’empêche, on est en Allemagne, donc bon les saucisses et tout, t’inquiète ça y va. Mon échantillon n’est pas représentatif. Par contre, ce qui est indéniable, c’est que ce foutu pays a de vraies alternatives courantes aux produits animaux. Bonbons sans gélatine, fauxmages (t’sais les fromages végétaux), laits végé, simili carnés, tu trouves de tout dans presque n’importe quel établissement proposant de la bouffe. Oui bon ok p’t-êt’ pas à la boulangerie-charcuterie, m’enfin. (Pardon c’est un concept qui m’a alpagué la toute première fois, on sort du lycée avec nos corres’ et on va prendre à bouffer dans une boulangerie-charcuterie, où les gâteaux au chocolat voisinent avec les civets de lapin, vraiment un concept j’te dis, j’me suis marré si fort je m’en remets pas j’adore.) Peut-être que j’exagère, peut-être que je suis biaisé, peut-être qu’encore une fois mon échantillon n’est pas représentatif, peut-être que je vois que ce que je veux. J’admets. Mais y a un vrai truc. C’est vachement mieux branlé qu’en France, vachement plus courant, genre c’est juste normal.

Donc, spaghettis sauce tomate et fromage vegan. Prise d’un doute, la maman vérifie l’emballage de la sauce, au cas où des poivrons vicieux se seraient glissés subrepticement dedans. Punk vérifie aussi. Pas d’alerte, tout va bien, les immondices se tiennent loin de notre repas. Je me sers une petite portion, déjà parce que je sais pas combien on va être à manger (ah oui j’ai oublié de préciser, le frère de punk est rentré, puis le père), et aussi parce que j’ai disons très peu mangé ces quatre derniers jours je peux pas reprendre sur les chapeaux de roues. C’est super bon. Peut-être parce que c’est super bon, peut-être parce qu’on est en Allemagne et que j’aime ce pays, peut-être parce que je suis dans une maison et que ça m’est pas arrivé depuis lundi matin, peut-être parce que je suis avec quelqu’un que je connais et que j’aime bien et que sa famille me traite bien, peut-être parce que c’est mon premier repas chaud depuis au moins samedi (on est mercredi), et mon deuxième repas si on compte le sandwich triangle d’hier. En tout cas, super bon.

Là, j’hésite presque à demander si je peux prendre une douche, parce que j’ai vraiment aucune idée du programme et vu que j’ai passé trois jours à vadrouiller, deux nuits dehors et tout, je pue pas que des pieds je pense. Bien sûr, je pourrais demander des éclaircissements sur le programme, sauf que. Déjà en temps normal j’ose pas trop, surtout en présence de parents, mais là, bah j’en ai rien à foutre. Genre, oui ça m’intéresse de savoir ce qui va se passer, mais quoi qu’il arrive ça me va en fait. Oui, je préférerais pouvoir prendre une douche, dormir dans un lit, manger un repas chaud demain matin. Mais si ça n’arrive pas, ça me va très bien aussi. Je suis ouvert, j’attends avec impatience presque tout ce qui peut m’exister ces prochains jours. (Oui j’ai bien écrit «m’exister», c’est vraiment juste exister, j’sais pas comment dire, genre exister avec moi, autour de moi, ce dans quoi je peux exister, tu vois ? M’exister.)

Punk discute avec ses parents, je saisis des bribes même si j’essaie de pas écouter parce que ça semble une conversation privée, sur les papiers et tout. Après bon faut avouer que trois ou quatre allemand-es qui discutent entre elleux sans que tu sois impliqué, c’est pas facile de saisir plusse que des bribes de toute façon. La maman regarde mes pyro’, trouve ça joli. Ah oui quand le papa est arrivé elle me l’a présenté en Français, «voici mon, äh, Mann ?», elle demande à punk comment on dit, punk en sait rien, je dis «mari», ledit mari remarque que ça doit avoir un lien avec «married», «husband», voilà voilà. Et puis punk demande à son père s’il peut nous reconduire au S-Bahn dans une demi-heure, j’en déduis qu’on part à Stuttgart. Le moment arrive, on dit au revoir, je remercie pour le repas et tout, et pouf le quai. Sur un poteau, y a un autocollant facho, on l’arrache comme on peut mais il tient bien le vicelard. S-Bahn, changement, autre S-Bahn. Punk se plaint que c’est toujours trop long de revenir de chez ses parents, j’avoue c’est crevant. Après bon c’est genre une heure, rien d’insurmontable, mais ça dépend de la fréquence à laquelle tu fais ça, pis une heure divisée en deux RER c’est pas comme une heure de voiture avec les potes.

On arrive dans sa ville, on marche max cent mètres jusqu’à son immeuble, l’étiquette sur l’interphone est colorée aux couleurs du drapeau LGBTI+, on monte au troisième ou quatrième et dernier étage. L’appart est cool, blindé de posters, stickers et autres trucs, dont un panneau en carton marqué «no gender, just clown», ce que j’approuve si fort. Les gens dans la vie ont tellement de choses sur leurs murs et tout, on dirait presque qu'y vivent là. Moi chez moi y a des meubles, le seul truc qui soit fixé au mur c'est des radiateurs dont je me sers même pas. J'aimerais avoir une maison pour y vivre. Punk m’indique son coloc, ainsi que le lit des invité-es dans le salon, précisant que je peux y poser mes affaires (sur le lit, pas sur le coloc). J’ai donc confirmation que je peux dormir ici. Oui parce que bon c’était un peu implicite dans une conversation d’octobre, et relativement implicite dans le fait que bon quand même m’emmener jusqu’à son appart après une heure de transports à genre vingt-et-une heures pour me dire de dormir dehors ce serait un peu de l’abus, mais voilà, l’implicite et moi. Ou alors p’t-êt’ ç’a été dit clairement mais j’ai oublié, l’amnésie tu connais. Bref, je pose mes affaires et demande à prendre une douche.

Je sais pas trop quand, y a deux autres personnes qui arrivent, moi dans ma tête c’est d’autres colocs mais en fait y a qu’un-e des deux, j’ose pas parler mais je fais coucou et iels parlent toustes en même temps et ont l’air cool j’arrive pas à suivre j’autiste dans la cuisine en périphérie. J’me dis au pire j’les rencontrerai demain quand j’aurai un poil plus de vie dans mon corps. Punk me propose de l’accompagner au Jugendzentrum. Ça a l’air hypra cool, sauf que là déjà je suis mort et je viens de prendre une douche, et en plus j’ai déjà enlevé mes fringues, enfin la couche supérieure et mes attelles, franchement pas la foi de remettre un pantalon un pull des chaussures, j’en peux plus. Du coup j’me couche pendant que tout le monde sort. Mais comme j’ai aucune idée de ce que c’est qu’un Jugendzentrum (fin, j’devrais un minimum, sauf que là il est quatre heures du mat’ frère, en ressenti, et j’ai trois jours de trajet random dans les pattes, et en vrai j’ai pas mangé assez de pâtes), j’ai aucune idée non plus de l’heure à laquelle iels vont rentrer. La première demi-heure, j’essaie de pas m’endormir, je suis couché habillé sur le lit sans couverture, je somnole sans oser dormir. Et puis je finis par me dire, frère c’est ridicule ce que tu fais, y vont pas te juger si t’es couché en fait. On verra demain pour communiquer avec cette humanité, pour savoir si je peux rester me reposer quelques jours, pour peut-être même faire des trucs et rencontrer du monde. Je me dis que quand même, si on me propose à nouveau le Juze, j'irai, peu importe mon état. Du coup, à poil et au dodo.

Iels rentrent tard, je me réveille à moitié mais sans plus, et puis re dodo, puis matin. J’entends des gens aller dans la salle de bain (ah oui j’ai oublié de préciser, l’interrupteur de la salle de bain c’est… y a pas le cache, quoi, c’est direct l’interrupteur, qui fait genre un centimètre de long et un demi de large, la prise est à vif), j’me dis si j’dois faire un truc on me le dira, si j’dois bouger du canapé ou j’sais pas, du coup bah, je bouge pas. Et j’me rendors. Vers midi, ma somnolence entrecoupée de vagues éveils prend fin. Personne dans l’appart, en tout cas personne dans la pièce, je sors mon carnet à chanson pour relire les textes que je ne connais pas encore bien, histoire de progresser. Peut-être ce jour-là, peut-être pas, je sors mes papiers de stop (dont seulement deux ou trois m’ont servi, finalement), et je commence à écrire un poème au dos, puis un deuxième. L’après-midi va passer de la même manière que le matin, ou presque. Quelques passages humanoïdes, quelques instants de sieste. Et puis j’écris. Notamment, dans mon portable, j'ai une note journal de voyage, je te mets ça tout de suite. «J'ai toujours aucune idée de quand je rentre. So far je considère que c'était une très bonne idée complètement stupide. Nan eh partir en novembre en stop en Allemagne pour dormir dehors, vraiment stupide, mais très cool parce que : j'ai réussi. Je suis archi fier de moi, j'ai réussi. J'ai passé la frontière en stop, puis les aléas de la route ont fait que j'ai dû la passer une deuxième fois, à pied. Ich gehe nach Deutschland, bei Fuss. Je me suis répété ça pendant presque toute l'heure de marche, dans le froid de la nuit qui commence et de la pluie qui menace. Et j'ai réussi. Je suis arrivé en Allemagne. J'ai dormi sous un kiosque. Bon ok après j'ai fini en train parce que entre la pluie la fatigue et le reste ça devenait compliqué, mais ça compte quand même : j'ai réussi. Je suis arrivé à Stuttgart et je suis en vie. Peu importe si je rentre demain ou dans deux semaines : je l'ai fait. J'en suis encore capable. Je peux voyager seul, je peux aller en Allemagne quand je veux. Bon la prochaine fois plutôt en été ou au printemps quand même, s'agirait pas d'être toujours aussi con. Automne et printemps c'est bon pour un road trip entre potes, ou un trajet cocooning avec covoit' et Jugendherberge et chocolat chaud.»

Le soir, punk me propose à nouveau le Juze, j’accepte avec enthousiasme. On sort sous la bruine, marche un peu, et arrive au centre. En vrai je sais pas trop te décrire ça, parce que pour moi c’est grosso modo un bar à thème. Genre, y a un bar, différentes boissons, de la musique, des posters, des sièges, un canapé, et dans la première salle plusieurs canapés et l’espace est dégagé pour une session skate. Les gens sont pas particulièrement jeunes, pas plus que dans un bar classique (selon mon expérience limitée, j’ai fréquenté bien plus de bars avant mes quinze ans qu’après, écoute sous les tables on s’organisait notre propre garderie autogérée loin de la fumée je sais pas). Disons, un bar associatif. La soirée est sympa, y a une borne d’arcade où je me fais quelques parties de Tekken, ça faisait bien dix ou quinze ans que j’y avais pas touché. Punk me demande si je veux connais un-jeu-dont-j’ai-pas-compris-le-nom, je dis je sais pas, suppose que c’est des fléchettes, et punk me dit t’inquiète, tu me dis si tu joues et on s’occupe du reste. Ok est-ce que je suis en train de me faire embarquer dans un jeu d’argent ? Aucune idée. La barmaid (vraiment c’est le seul terme ? ça me semble vachement sexiste mais j’en connais pas d’autre) sort un genre de gobelet en cuir avec des dés, me montre quelques manip’ tout en expliquant le principe du jeu, très vite. Je dis que je comprends rien, elle recommence mais le gars à côté fait pareil en même temps, du coup je comprends pas mieux. Au bout de plusieurs minutes, je finis par lâcher que je comprends rien et que je suis français, donc faut me parler un poil plus lentement et surtout pas les deux en même temps sinon je risque pas de capter. Et là, immense éclat de rire de mes deux interlocuteurices. Iels savaient pas du tout que j’étais français, la barmaid lâche à punk que quand même t’aurais pu prévenir, punk en mode eh mais eh euh j’te l’ai dit tout à l’heure, bref maintenant y en a TROIS qui parlent en même temps et j’avoue je loupe une partie de la conversation quoi.

Le point que je retiens, c’est que, tout comme chaque personne avec qui j’ai eu une interaction depuis mon arrivée en Allemagne, les deux du bar là, bah iels me causent comme si je parlais Allemand couramment. Les deux, pour ce que j’en sais, ont peut-être même pas capté mon accent français, ou en tout cas pas de manière assez marquée pour les pousser à s’interroger sur ma capacité à comprendre l’explication d’un jeu inconnu à vitesse normale. Alors qu’on soit clair («on» étant moi ainsi que moi-même) : je prétends pas avoir un niveau d’Allemand suffisant pour me faire passer pour un natif, quelqu’un dont la langue maternelle serait l’Allemand. Mais honnêtement, tu me mets exactement la même scène en France, ma compréhension est quasiment la même. Déjà, m’expliquer un jeu inconnu, c’est une tannée, je pige rien, je suis largué en deux phrases, même l’autre jour je me suis retrouvé face à tout simplement des dominos version couleurs, j’ai dû faire travailler mes méninges de longues minutes pour réussir à suivre, et chaque fois que c’était mon tour j’ai galéré à capter si je pouvais jouer ou non. Mes difficultés augmentent avec le nombre de personnes présentes (pas seulement impliquées, pas seulement les joueureuses, mais toutes les personnes à proximité, toute les personnes dont j’ai connaissance de l’existence dans le coin), mais aussi avec le nombre de personnes inconnues, ou le degré d’aisance que j’ai avec. Ajoutons à cela le fait d’être dans un bar (associatif, certes, mais un bar), avec de la musique à fond et des gens qui parlent autour, en plus des gens qui se mettent à deux pour expliquer, je sais plu’ où donner de la tête. Vraiment, l’obstacle principal à ma compréhension, c’est pas la langue, mais mon cerveau. Donc une nouvelle fois, le problème c’est pas d’être français, mais d’être stupide.

Nouvelle explication, un peu plus lente et à une seule voix, pour me brosser rapidement le tableau. Puis on se lance, enfin elle lance les dés. Genre elle les met dans le gobelet, secoue, retourne vivement le gobelet, le soulève brusquement, et analyse les dés. Déjà pardon mais pourquoi le un est un gros point rouge alors que toutes les autres faces ont de petits points noirs, mystère et boule de gomme. Moi je bloque là-dessus, je peux pas savoir la logique de ces dés si ce point est rouge et pas de la même taille, attends si ça se trouve y a d’autres spécificités sur d’autres faces, ou des dés différents, ou… Bref, je bloque, et le jeu continue. Elle compte. Cent, cent cinquante, cinq cents, et mon cul sur la commode. Je comprends rien au système de comptage. Au suivant. Mon voisin de gauche lance les dés grâce au gobelet, compte des trucs, relance certains dés. Et puis c’est mon tour. Je lance, ça j’ai compris. Je soulève le gobelet, deux dés sont empilés sur deux autres. Genre, deux piles distinctes de deux dés. Et là les trois autour de moi crient «Pommelé !»

Ah, apparemment les empilements de dés c’est pas cool. Je relance prudemment, re Pommelé. (J’sais pas si c’est vraiment le mot qu’iels disent, mais j’ai pas d’autre théorie.) Si j’en fais un troisième, je passe mon tour. Alors je les imite, je mets un peu de brusquerie dans mon dernier lancer. Et là c’est bon, pas de Pommelé. Je mets de côté les dés qui ont fait un, parce que c’est ce qu’ont fait les deux autres. Et puis on me met de côté aussi un dé à cinq, et on m’annonce un chiffre. Ah ban nan j’ai pas retenu lequel hein, y en a eu trop dans la partie. Puis punk joue, et je pige toujours rien au système de comptage. Le premier dé à un te fait cent points, le deuxième non. Ça passe à cinq cents je crois, ou quatre, bref. Un merdier sans nom.

Là, avec le recul, je dirais que les règles sont celles qui suivent. Y a six dés (je crois ? p’t-êt’ huit). Un dé un te fait cent, deux d’un coup cinq cents, trois d’un coup mille. Et chaque dé cinq te fait cinquante. Tu peux relancer tous les dés que tu veux, tant que t’as au moins un dé un ou cinq (genre, tu lances, t’as un dé cinq tu le mets de côté, tu peux relancer tous les autres dés, tu chopes un un tu le mets de côté, tu peux relancer tous ceux que tu n’as pas mis de côté). Dès que t’as trois dés un, tu peux plu’ relancer, donc des fois si t’en as deux tu en relances un pour maximiser tes chances de faire un meilleur score. Quand ton score te convient, tu dis «je prends» (ça, c’est la règle que j’ai mis le plus de temps à entrevoir, donc j’ai perdu pas mal de points, moi je croyais que je devais relancer quoi qu’il arrive). Si tu relances mais que tu n’obtiens aucun dé un ni cinq, score nul (y a moyen que ça ramène carrément ton score total à zéro, mais je suis pas sûr), ça passe à lae suivant-e (et ça, c’est la deuxième règle que j’ai mis le plus de temps à capter, ce qui a mené à ma perte de points, moi je croyais que juste ça passait à la suite). Et lae premièr-e à arriver à… neuf mille je crois, gagne et met fin à la partie.

Les tours s’enchaînent, au début on me dit quoi faire, quoi mettre de côté, quoi relancer, quand m’arrêter. Mais on me dit pas de m’arrêter ni de dire que je m’arrête, on me dit juste là c’est bien je pense, et je passe le gobelet à punk. Moi, je pige pas ce qui motive un arrêt, ce qui détermine le moment où je file le gobelet, je vois juste un truc abstrait où des fois les gens relancent les dés, des fois non, des fois la moitié, des fois moins, ou plus, en énonçant des nombres sans suite logique pour moi. Et puis vient le moment où tout le monde (sauf moi) croit que j’ai compris, et me laisse jouer en me donnant juste un conseil de temps en temps, là tu devrais relancer ce un aussi, là ce cinq te sert à rien. Et j’enchaîne les tours à vide, parce que je relance systématiquement. Je crois percevoir que quand il me reste genre deux dés je peux pas relancer, mais aucune idée de si c’est une vraie règle ou un truc que j’ai inventé ou mal interprété. Je suis induit en erreur par mon voisin de gauche, qui relance beaucoup. Sauf que lui, c’est volontaire, il fait de savants calculs de probabilités, il est tellement sûr de lui que je crois qu’il sait ce qu’il fait. En vrai, il sait sûrement un peu, mais y a clairement une part de chance dans le jeu qu’on peut pas maîtriser, du coup ses résultats sont… variables, disons.

Un coup, je me retrouve avec un score supérieur à mille ! Comme ça, sans savoir d’où ça sort, juste en un lancer. Je suis content, et je crois que c’est après le moment où j’ai capté la règle de «si tu relances et que t’obtiens rien, tu passes ton tour en fait», et celle de «eh frère t’as le droit de t’arrêter, de dire que tu prends, t’es pas obligé de relancer», du coup j’arrive à garder. En tout cas, ce score-là est marqué sur la feuille. P’tain nan en plus je dis d’la merde, le score a été marqué mais c’est au moins deux tours plus tard que j’ai capté le bordel, du coup c’est accidentel si j’ai pu marquer ce score. J’pense j’en suis au stade où je crois que si t’arrives à mille, on note et ça passe à lae suivant-e. Bref, ça continue, je suis dernier la majeure partie du temps, punk et la barmaid s’en sortent bien mais mon voisin de gauche (un skin j’crois) n’arrête pas de faire du score nul. Normal que mes propres scores m’inquiètent pas. La partie s’achève sur une victoire de punk, score serré avec la barmaid. Par miracle, je finis pas dernier mais troisième, et le skin est dernier, à force de tenter le sort (volontairement, lui).

Bon, j’ai rien compris au jeu, mais c’était plutôt sympa. Ah oui, y a aussi le moment où punk m’emmène au fond de la pièce, sur une étagère y a un tupperware géant (ok bon une caisse), avec du pain dedans, et y me dit je peux en prendre. Alors j’en prends, vu qu’aujourd’hui j’ai juste mangé quelques carrés de chocolat (ce qui est peu, on va pas se mentir). Au bar (l’objet physique t’sais le comptoir), y a une affiche avec des boissons, une liste de trucs alcoolisés et une de trucs sans alcool. Quand je lis «Multi», mon cœur s’emballe, parce que bon autant pour le jus de pomme l’Allemagne m’a traumatisé avec son Apfelschorle, autant niveau multifruits j’ai déjà testé de très bonnes choses. Du coup je vérifie auprès de punk, c’est bien du multifruits, à un euro cinquante la bouteille de euh je sais pas on va dire vingt-cinq centilitres, ou cinquante, en tout cas moins d’un litre et plus d’un verre. Jolie petite bouteille en verre, si j’étais pas si timide je demanderais à l’embarquer pour l’exposer dans mon salon. Mais bon, les bouteilles en verre ça marche mieux que celles en plastique pour les consignes là, du coup j’me dis, je laisse la teille. Je présente ça comme si j’avais bu d’un trait, mais ça m’a pris plusse que toute la partie de dés, alors que j’avais déjà sérieusement entamé en mangeant mon pain trempé dans ma bouche en guise de verre (bah oui, j’pouvais pas tremper mon pain dans le jus vu que j’avais pas de verre, donc pain dans la bouche puis jus puis mâche, je peux faire l’inverse mais seulement avec des potits trucs ou des qui se déchirent facilement, là c’est un vrai bon petit pain solide, si j’essaie de mordre dedans avec la bouche pleine de jus on risque l’incident diplomatique de jus partout par terre). J’ai très envie d’en reprendre, mais à moins qu’on passe la nuit ici, je doute de pouvoir boire davantage. Et puis j’ose pas.

Deux ou trois fois, j’accompagne punk et les autres fumeur-ses dehors (je savais pas que punk fumait, ou j’avais oublié j’sais pas), parce que bon c’est un moment de sociabilisation même si mes poumons me haïssent. Ça va c’est pas comme si j’étais asthmatique. Vers minuit, on commence à rentrer, j’ai pas vraiment réussi à sociabiliser avec qui que ce soit mais au moins j’ai profité de l’ambiance. Ok si en vrai j’ai quand même sociabilisé avec la barmaid, le skin viteuf, et quelqu’un avec des cheveux qui m’a salué en Français c’était rigolo. Puis bon, le dernier fumage on était que trois (attends dit comme ça on dirait que j’ai fumé aussi, mais pas du tout, juste je me prends un peu de fumée par ricochet quoi), et j’sais pas punk et sa pote barmaid papotent et font des trucs, pis la barmaid se penche pour mettre les mains par terre, du coup bah je fais pareil, eh, et après j’explique que j’ai le SED et que ça touche les articulations. Ok le mot «articulations» je suis supposé le connaître mais j’avoue sur le moment il m’échappe. Toujours est-il que j’ai quand même un peu sociabilisé.

Décidément, l’ordre c’est pas mon truc. Parce qu’avant le Juze de ce soir, y a le euh, ah bah attends en fait ça va être plus long que prévu. Donc, fin d’aprem ou quelque chose comme ça, punk est dans le salon, je lui propose de mater un film. On pense à L’étrange Noël de Mr Jack, que je connais tellement par cœur que quelle que soit la langue je suis à l’aise. On le trouve pas sur le site, on cherche un disney ou un ghibli, on opte pour Ponyo sur la Falaise. Ce film, j’ai passé un été complet à le mater. J’avais peut-être dix ou douze ans, et ok ça a pas duré un été complet, juste un mois, mais bref, j’étais chez mon père, il avait deux dvd prêtés par un-e pote. Ponyo sur la Falaise, et Le Royaume des Chats. Donc voilà, j’ai poncé les deux. J’étais absolument accro au générique de fin du Royaume des Chats. Et puis y a eu l’année de seconde, je retrouve mon amie de primaire, et un jour on se fait un ciné. En primaire, la prof nous avait montré Harry Potter, le premier film je suppose, et là, cinq à huit ans plus tard, ma pote me propose d’aller voir le sept, partie une. J’en ai vu aucun entre temps, en partie parce que j’ai l’interdiction formelle de ma mère (ouais les tj et la magie t’sais rapports chelou, sauf que t’façon j’suis plu’ chez les tj depuis un an à ce stade), en partie parce que je m’en tape un peu. Mais le voir avec elle, j’suis chaud. L’année suivante, j’ai vu la partie deux en version québécoise avec un péd… euh pardon, mon premier ex. Bref, le ciné avec ma pote, si je dis à ma mère que c’est Harry Potter, même si je suis plu’ chez les tj ça va déclencher une engueulade, j’ai la flemme. Et je peux pas vraiment lui cacher, vu qu’il me faut des thunes pour le ticket. Bref, l’autre film, qui passe en même temps, c’est Ponyo. Film que je connais très bien. Si elle me demande de lui raconter, j’ai de quoi. Je présente les choses à ma mère de façon à ce qu’elle approuve, c’est la seule personne à qui je sache mentir.

Je disais donc, Allemagne, punk, novembre, on opte pour Ponyo. En VO, sous-titre en Allemand. C’est marrant, je me souvenais de l’histoire globale, mais vraiment pas de toute l’intrigue liée au pléistocène ou je sais plus quelle période de ce genre, ni de… Ben la majorité du bordel en vrai. Juste l’histoire globale. Toujours est-il que, bien qu’ayant du mal à suivre les sous-titres globalement, ça ne fait pour moi aucune différence de les lire en Allemand. J’aime bien ce film. Sur la fin, coloc de punk s’installe avec nous. Et pis après, je ne sais comment c’est arrivé, mais on se fait une session d’extraits du Muppet Show sur youtube. La chanson Manamana là, une version de Bohemian Rhapsody, un truc avec un chef suédois… Je sais pas. Mais bref. C’est marrant. Fin, c’est marrant parce que je suis avec des gens qui se marrent, moi à la base le Muppet Show et tout, c’pas mon truc. Coloc et punk chantent allègrement, et commentent. Et puis d’un coup, coloc se redresse avec un air inspiré, t’sais l’air de je vais faire une connerie ça va être formidable. Iel disparaît, punk lâche un «omg je sais ce qui va arriver» à la fois hypé et désespéré. Et là. ET LÀ ! Iel revient avec un KAZOO !!!

La théorie se confirme donc : les punks aiment le kazoo, c’est un instrument de punk. Bon là c’est un-e punk autiste clown, plus précisément. Iel joue donc et s’éclate, et moi je suis mort de kazoo et de beaucoup de choses. Je leur fais écouter viteuf du Joey Glüten, parce que punk et kazoo, et Allemagne. La tradition de faire écouter du Joey Glüten à des allemand-es se poursuit. Voilà, moment archi cool. Puis Juze, puis rentrer. Punk me demande si j’ai faim, je tâte mon ventre, apparemment un peu faim oui. Proposition de pâtes acceptée. Sur le chemin, je demande s’il faut que je parte le lendemain, réponse je dois pas mais je peux. Je décide que, si ça dérange pas, je vais rester me reposer quelques jours de plus. Punk part demain (vendredi) pour un euh je sais pas mais un truc de musique à Frankfurt, et y reste jusqu’à dimanche parce qu’il y a une grosse réunion avec les punks de Sylt (t’sais l’an dernier le neun Euro Ticket a permis à plein de gens de voyager, et entre autres à des punks d’aller s’amuser sur l’île des bourges, bah depuis y se retrouvent), je prévois donc de partir lundi. En arrivant à l’appart, punk me montre où est sa bouffe dans le placard et dans le frigo, pour que je puisse me faire à manger, et va se coucher pour cause de eh la fatigue. Je l’imite, les pâtes ce sera pour demain. Ah, je prends le temps de me brosser les dents, important parce que l’an dernier j’avais encore mes dents de sagesse du bas qui faisaient de la merde et je pouvais me permettre grand maximum un soir sur deux sans brossage, du coup j’me les brossais dans les chiottes de la gare ou sous un arbre balec. Cette année ça va on a fini par les arracher, du coup deux ou trois soirs j’ai pas encore mal. Ouais mes dents c’est plu’ c’que c’était, mais ça va j’m’en suis jamais pété.

Vendredi, journée plus ou moins identique, je somnole la majeure partie, je réfléchis et écris le reste du temps. Samedi, dimanche, même chose. Vraiment je passe ma vie au lit, à tenter de récupérer. Dimanche aprem cependant, originalité : coloc clown sautille dans tout l’appart, expliquant à grand renfort de joie qu’iel a un date mais-iel-sait-pas-si-c’est-un-date-mais-en-tout-cas-iel-a-dit-à-la-personne-qu’iel-la-trouve-cute, iel explose dans tous les sens c’est formidable, je l’entends raconter à l’autre coloc en piaillant, puis iel vient me raconter aussi, et à force de rire je crois bon de lui préciser que je me fous pas de sa tronche mais que juste, je suis pareil, et du coup là je vois ce qu’iels ont l’habitude de voir. Ah y a aussi le midi (un midi, en tout cas, même si je sais plu’ lequel) le moment où pendant qu’iel prend son petit dej, je prends pour ma part mon courage à deux mains, me lève pour lui proposer de choisir un machin pyrogravé, en lui précisant que je suis timide. Oh attends, c’était samedi ça, parce que c’était le 25. Je le sais parce que : d’un coup par la fenêtre j’aperçois des FLOCONS !!! Des flocons de neige !! Je m’interromps donc dans une phrase pour crier «NEIJ !» en Allemand, et on se fout à la fenêtre comme deux gosses ravi-es de NEIJ. Pis conversation sur iel fait du drag et est invité-e à faire un show, tout ça. Trop cool. Mais iel débite à toute vitesse et je retiens rien, donc je peux pas t’en dire plus. Le DATE, donc. Iels vont faire des pancakes. Ça se passe super bien, clown profite d’un passage de son date aux chiottes pour me raconter. Iels font aussi des lasagnes, végé bien sûr.

Punk rentre dans la soirée (l’épuisement lui a mangé les yeux), avec saon meilleur-e pote. Et puis à je sais pas trop quel moment, y a aussi la personne que je croyais être un-e coloc qui arrive aussi, puis le date qui s’en va. Je tente une percée vers la cuisine, où tout le monde est réuni (au moins cent cinquante-trois mille personnes), allez je vais sociabiliser. C’est-à-dire que je vais me tenir de manière awkward à l’entrée de la pièce, faire coucou si on me remarque, puis m’asseoir dans un coin de la pièce en espérant ne pas être dans le passage. Sauf qu’avec la taille de la pièce et la population croissante… Punk se retire rapidement dans sa chambre avec son repas, son week-end semble avoir été exténuant au-delà du possible. Saon meilleur-e pote s’en va. Je réintègre mon lit, relis des chansons ou écris. Clown et saon ami-e viennent papoter dans le salon avec le dernier coloc, j’ose pas m’intégrer à la conversation alors je tente de prendre une posture ouverte, en me tournant vers elleux, les yeux baissés et un stimtoy à mâcher dans le bec. Et mon panda dans les bras. Et je me balance. Oui bon ok je suis pas le plus à l’aise qui soit dans cette situation. Leur conversation est dure à suivre, trois personnes qui parlent à moitié en même temps, trois personnes qui ont l’habitude de parler ensemble, à plusieurs mètres de moi, dans un appart surchauffé, à une heure où l’épuisement devrait m’avoir emporté depuis longtemps. Même si je me suis fait une petite assiette de pâtes vendredi, samedi, et ce midi.

Malgré tout, je comprends bien assez pour rire (discrètement) aux moments opportuns. Vient le moment où clown commence à communiquer avec saon pote par des caquètements. Là, forcément, je peux pas me retenir : je change de canapé pour les rejoindre. Incapable de prononcer un mot, je me contente de sourire, parfois de glousser à moitié, à chaque nouveau caquètement, qui de surcroît me provoque presque des spasmes de joie. Bon. J’ai jamais prétendu être normal, tout va bien. Tiens, ça me rappelle que justement, le couple de vieux qui m’a déposé à la frontière a réellement prononcé la phrase «tu es un jeune homme normal», première fois de ma vie (et j’espère dernière) qu’on me qualifie de la sorte. Bref. Le dernier coloc quitte le salon. Je suis toujours mutique sur le canapé, souriant mais incapable de produire le moindre mot, quelle que soit la langue. Les deux autres reprennent les caquètements, je ne peux me contenir et caquette à mon tour. Le Français ou l’Allemand, c’est trop difficile j’ose pas, mais caqueter, ça, ça va. J’sais pas, je suppose que c’est un moyen de sociabiliser plus cohérent. Mes mots finissent par revenir, on discute, iels parlent vite, je dis à clown ok tu sais que je suis timide mais je suis aussi français, et comment dire ça va trop vite. Je lui précise pas que je suis stupide, ça me semble trop évident. Saon pote lâche un «c’est dans ces moments-là que j’aimerais bien me souvenir de mes années de cours de Français, mais il me reste rien», à quoi clown rétorque que voilà l’efficacité de l’enseignement du Français en Allemagne. Bah t’inquiète, en France les gens qu’ont fait des années d’Allemand il leur en reste pas plus, moi c’est juste parce que je suis chelou et j’adore cette langue du coup bah ça m’est resté.

En vrai on discute bien, iels sont super sympa, je propose à lae pote de choisir aussi un machin pyro, iel prend le même que clown (oui j’ai réussi à faire plusieurs exemplaires d’un même modèle, en trois tailles, iels ont pris la même taille aussi) (tiens ça me rappelle que j'en ai filé un autre à punk pour donner à la barmaid), iels parlent musique et politique, clown offre un superbe vinyle à saon pote, iels s’enthousiasment ensemble. Un coup, clown quitte la pièce avec ce même air de connerie en préparation, je dis à lae pote que y a deux jours iel est revenu-e avec un kazoo j’ai donc hâte. Iel revient avec une CHAUSSETTE à main avec des YEUX (ah oui iel fout des googly eyes PARTOUT dans l’appart, et y a une étiquette «porte» sur la porte, «télé» sur la télé, tout ça), et commence à caqueter avec. Je pense que je vais mourir de rire. Je me renseigne sur les pronoms non-binaires, on me donne «dey/deren» comme étant les plus courants (mon échantillon n’est peut-être pas représentatif mais au moins j’ai désormais une base pour parler de quelqu’un au neutre), et d’autres exemples mais j’ai pas trop retenu, je crois y a eu un truc à base de «xir», j’approfondirai plus tard (pas pendant ce séjour).

Clown informe, lors d’un câlin, saon pote qu’iel fatigue et que bon va falloir penser à rentrer chacun-e chez soi quoi. Moi j’panique un peu en m’disant euh j’espère je dérange pas, j’espère on va pas me mettre dehors, j’espère j’empêche personne de dormir. Pote s’en va une demi-heure plus tard, il est genre 22h et honnêtement je me croyais au moins deux heures plus tard. Là j’me dis, bon, clown va partir se coucher, moi aussi, et demain j’espère pouvoir lae croiser avant de partir. J’attends de voir punk plus de trente secondes pour lui dire que je compte partir demain, ça aussi ça attendra demain. En fait je crois que j’ai peur de dire que je m’en vais, de pas être parti assez tôt, de déranger, de trop manger, de trop dormir, d’être envahissant. Et là, bah en fait clown se couche pas du tout, iel me fait écouter de la musique, je lui remets du Joey Glüten, et du Poésie Zéro (la chanson Je veux crever, que je lui traduis parce que c’est très court, et avec le clip parce qu’il est hilarant), iel me parle de son obsession du moment, un groupe électro français, bon moi l’électro tu sais bien, non, mais son enthousiasme est kiffant par contre. Iel a vu le groupe en concert à Paris, et fin décembre iel va voir l’autre groupe, celui du vinyle. On autiste ensemble, l’un-e laisse pendre la tête à l’envers sur le bord du canapé, l’autre fait la chandelle, puis on fait la chandelle à deux côte à côte, clown attrape son panneau en carton «no gender, just clown» avec ses pieds, le fait tomber, le remet en place avec les pieds, bref plein de trucs fun mais je peux pas vraiment raconter. Et puis on finit par aller se coucher.

Lundi matin. Déroulement similaire, jusqu’en fin de matinée ou début d’aprem, quand punk passe cinq minutes dans le salon, j’en profite pour l’informer de mon départ prochain, lui dire merci au revoir et tout. Mes affaires sont prêtes, moi moins, déjà je peux pas finir de m’habiller vu que je dois mettre mes attelles de genoux, et déjà une fois que j’ai un pantalon c’est galère, que ce soit celui qu’a plus de trous que de tissu ou celui qu’est tellement fin qu’il compte pas vraiment comme du tissu, mais alors si je porte les deux c’est mort, j’ai toutes les peines du monde à simplement les réajuster. Bref. je passe un petit moment allongé sur le lit à faire des étirements avec les pieds là, histoire de survivre au programme inconnu qui m’attend. J’ai peur. Faut bien l’avouer, je suis terrifié. Depuis mon arrivée en Allemagne, j’ai vu le soleil un seul jour, soit autant que la neige. La pluie était là tous les jours, par contre. Si je sors, je sais pas où je dors, et si je dors, je sais pas si je vais pouvoir ne pas finir trempé jusqu’aux os et jusqu’au fond du sac à dos. Si je sors, je sais pas si je mange, je sais pas où j’avance, je sais pas ce que je fais. Alors c’est décidé : je sors. Je dis au revoir à clown qu’est dans sa chambre, iel répond que c’était cool de se rencontrer, je suis d’accord. Et je sors.

Direction la gare là, le truc où je m’attends à trouver que des RER, des S-Bahn. Bah nan, y a des trains aussi. La vie n’a pas de sens. J’ai toutes les peines du monde à m’acheter un ticket sur la borne, je comprends rien aux différentes possibilités, et passer la machine en Français n’y change ABSOLUMENT RIEN. J’essaie plusieurs trajets pour comparer les prix, d’ici à Stuttgart Hauptbahnhof, d’ici à Karlsruhe, de Stuttgart à Karlsruhe. Y a moyen que ce soit un poil moins cher de prendre direct mon trajet pour Karlsruhe, sauf que ça me fait peur, je pige rien aux bornes, j’ai besoin de parler à un humain. Donc tant pis, je prends jusqu’à Stuttgart Hauptbahnhof, et puis je monte sur chaque quai pour regarder les panneaux et tenter de savoir où je dois aller. Y en a plusieurs qui indiquent Stuttgart, différents types de trains je suppose, je m’y perds totalement, je sais pas à quoi me donne accès mon billet. Petite supposition que la voie du fond c’est le prochain S-Bahn, dans genre quarante minutes. Je remonte dans la gare, le guichet d’info est fermé, y a du monde partout j’ai peur, je vais m’acheter un petit pain à la boulangerie et en profite pour demander mon chemin. Enfin, d’abord elle m’annonce le prix, j’ai qu’un billet de vingt, elle me demande si j’ai pas cinq centimes, je capte pas (trop de bruit autour et des ados viennent d’entrer dans la boulangerie), elle le répète, je sors cinq centimes, et puis je tente de demander, mais comme je suis perdu et stressé et stupide et surchargé de bruit et tout, je me mélange les pinceaux, j’arrive à peine à aligner deux mots, elle pige que je suis pas allemand et se met à me parler à moitié Anglais, ce qui ne m’aide absolument pas mais genre elle dit quand même l’essentiel en Allemand juste elle commence ou finit ses phrases en Anglais. Bref je file vers la voie du fond.

Je pensais que le S-Bahn allait mettre encore une bonne demi-heure à arriver, mais le voilà, j’me dis ah tiens il est en avance, je monte, et… passe une demi-heure à attendre à l’intérieur. Bon. Tant pis. Quand le bordel se met enfin en marche, je me résous à mettre mes écouteurs. J’ai pas utilisé mon mp3 depuis ma descente du train à Saint-Amour, y a une semaine. Sauf que là, je suis au bord de la crise, parce que j’ai peur, parce que je me remets en route, parce que j’ai faim, parce que j’ai mal, parce que j’ai chaud, parce que je prends ce putain de S-Bahn seul, parce que je vais retrouver le labyrinthe de la gare de Stuttgart. Mais ce soir, je dormirai à Karlsruhe. Je panique environ vingt-cinq fois de pas être dans le bon véhicule, qu’il s’arrête pas à la Hauptbahnhof ou n’aille pas jusque-là. Quelques minutes avant mon arrêt, j’éteins mon mp3, enlève mes écouteurs, les range dans la petite bouteille. J’accomplis des gestes simples, de manière routinière, pour survivre à cet enfer. Puis je me lève, et sors. Depuis le quai, j’atteins à nouveau l’espèce de ville souterraine, et suis la direction d’un parcours fléché au sol qui m’inspire (à ce stade je suis plus vraiment capable de lire, mon cerveau reconnaît un truc et je prie pour que ce soit le bon chemin). Mais là ! J’aperçois des témoins de jéhovah. Jusqu’à combien de mètres sous terre vont ces ordures ?! Je trace, malgré une légère hésitation à leur demander mon chemin, parce que bon, iels m’aideraient. C’est te dire dans quel état je suis. Je vais m’en sortir seul.

Je sors du labyrinthe, me retrouve dehors pour quelques mètres, puis rejoins la gare. Un train part pour Karlsruhe dans quelques minutes, j’ai pas de billet je l’aurai pas. Je suis les flèches vers le guichet d’info, en espérant pouvoir y acheter mon billet (y a différents types de Reisezentrum j’ai l’impression, des où on t’informe uniquement, des où tu peux acheter certains billets mais pas d’autres, je sais pas). Là c’est carrément une pièce, j’entre, un employé adorable m’accueille à l’entrée, je lui dis que je suis perdu je veux aller à Karlsruhe mais cette gare est gigantesque y a trop de bruit tout est compliqué. Il me dit qu’ici je peux acheter un billet mais uniquement pour certaines lignes et pas pour d’autres, je suis trop dans le gaz pour savoir s’il me dit qu’ici c’est les grandes lignes ou les régionales, moi je veux des régionales mais écoute je vais au moins aller au guichet hein je sais pas je suis perdu. Un guichet se libère, le gars est beaucoup moins sympathique que le premier, fin genre il est juste normal alors que le premier était particulièrement aimable et rassurant, bon et il avait de jolis cheveux longs noirs aussi. Je dis ce que je cherche, le guichetier me répète que ici c’est tel type de lignes uniquement, les autres ça s’achète sur les bornes. Il me montre sur son ordi les différentes possibilités, j’opte pour la moins chère, affichée à sept euros, il me précise que l’affichage est incorrect c’est le double, ça me va quand même. Je lui donne les sous, il me doit dix centimes, et il se BARRE en me disant d’attendre je sais pas quoi, ou de le suivre qu’est-ce que j’en sais. J’espère il va pas me demander mon âge parce que je serais bien incapable de répondre.

Il bavarde avec son collègue, je sais pas ce qui se passe. Et puis au bout d’un moment, l’un me tend dix centimes, l’autre mon billet de train avec le plan du trajet. Je crois il me dit sur quel quai aller et à quelle heure je vais arriver, et partir aussi, je remercie mais frère je t’écoute pas je suis pas capable de comprendre c’est déjà un miracle que je tienne encore sur mes jambes là. Fin bref, je remercie et fuis, et me revoilà dans l’immensité de la gare. Je fuis vers le couloir que je connais, il est en travaux, je trouve un banc, j’enlève mon masque oui je sais techniquement je suis encore dans la gare mais là j’en peux plus il faut que je me pose que je respire et que je mange. Chocolat, pain, bouche. Eau. Ah tiens, en plus de celle que je m’enfourne dans le gosier, y en a qui tombe du toit. Travaux, y a un espace entre le marchepied et le quai, euh j’veux dire entre le mur et le toit. Je sais pas trop. Toujours est-il que ça goutte sur mon sac, j’espère que ça va pas durer. J’ai encore un bon quart d’heure avant mon train, je me lève et me dirige vers mon quai. C’est pas le huit, tant pis. Un train arrive, c’est pas le bon affichage dessus mais celui du quai est clair, alors j’attends. Ça dit de pas monter, je monte pas. Et puis après quelques minutes, des gens commencent à monter, je vais vérifier l’affichage à l’avant, c’est le bon, je grimpe, m’assieds. Ah oui, en fait là c’est le jour où j’ai mis mes attelles par-dessus mon pantalon archi fin, du coup ça me serre trop une des jambes, alors je prends le temps d’ôter une chaussure pour attraper l’attelle et la faire passer sous mon fut’, là dit comme ça ça veut rien dire et en vrai j’ai aucune idée de comment j’ai fait mais j’ai réussi. Pas simple, dans un espace confiné, coincé entre deux sièges et mon gros sac. Pendant ma manœuvre périlleuse, une jeune veut s’asseoir à côté de moi, mais elle percute que je suis en mauvaise posture et renonce pour aller plus loin.

Un gars monte et demande à la cantonade si on a pas deux euros pour lui, pour son billet de train. Je connais. Je sais que c’est pas deux euros qu’il lui faut, et que ça n’a probablement rien à voir avec un billet de train, juste s’tu dis aux gens «z’auriez pas une petite pièce s’il vous plaît» y sont moins réceptifs que s’tu leur demandes une somme précise (et petite), pour une raison précise. Je fouille ma banane, sors mon porte-monnaie, trouve deux euros juste avant qu’il arrive à ma hauteur. Je lui tends, il passe devant moi sans me voir. Deux fois. Je viens de me faire royalement ignorer par un type qui fait la manche et à qui je tente de donner de la monnaie. Ma vie n’a vraiment aucun sens. Enfin bon, nous voilà en route pour Karlsruhe, sous la pluie. Épuisé, je somnole une bonne partie du trajet. Oui, j’arrive à être épuisé alors que j’ai passé quatre jours à dormir. Toujours est-il que j’arrive à destination, harnaché et prêt à affronter cette ville.

La gare me rappelle encore des souvenirs. Je souris sous mon masque, prends le temps de mettre la capuche de mon sac, et émerge du bâtiment. Je sais où je veux aller, mais j’ai aucune idée d’où c’est, et je me souviens même plus du nom. Mais c’est un grand parc, ça devrait être trouvable sur un plan d’arrêt de tram. Dans le pire des cas, si c’est vraiment trop loin, je prendrai un tram, c’est deux euros j’ai de quoi vu que j'me suis fait ignorer. Sur le plan, y a pas beaucoup de grandes étendues vertes, celle en plein milieu du haut m’inspire. Et le nom est bon. Oui, je l’avais oublié, mais en le lisant ça me revient, tout va bien. C’est à environ trois arrêts de tram, je vais tenter la marche. Tant pis pour la pluie. Je suis le premier tram qui va à la même destination, puis tourne à gauche en même temps que les rails. Je traverse plusieurs fois, et pas tout à fait dans le bon sens, la route est immense et je sais pas sur quel trottoir je dois être. Si je trouve un truc à bouffe qui m'inspire, j'entre. J’avance sous la pluie, espérant que la capuche résiste jusqu’à ce que je me trouve un abri. Là, le premier coin un peu tranquille et sans eau qui me passe sous le nez, j’y dors. Ça ne court hélas pas les rues. Y a bien des allées abritées, mais ce sont des lieux de passage, je peux pas dormir là. Même pas une petite poubelle de type container à me mettre sous le duvet pour me cacher. Pareil pour les entrées de métro. Je finis par tomber sur un trou prometteur, y a pas de néons, je jette un œil attentif… Bah oui, c’est un bon coin pour dormir. Pour ça qu’il y a déjà plusieurs personnes enduvettées au fond. Bon. On continue.

Au bout d’une grosse demi-heure, j’arrive sur une grande place piétonne, encombrée de mini chalets. Un marché de noël. C’est un marché de noël ! Un marché de noël tout mignon et en bois en Allemagne ! Je croise un groupe d’ados, elles parlent en Français, l’une d’elles explique avec son accent allemand que ça c’est la pyramide blablabla, je suppose que c’est des correspondantes françaises, et ça me fait plaisir. Je continue dans la direction qui m’inspire, et là, ça y est, c’est le parc ! Avec un genre de patinoire en création, je sais pas trop, en tout cas y a un truc de prévu ici. Je sautille de joie, malgré la faim, la fatigue et le froid, malgré la pluie, le poids de mon sac et les chaussures à mes pieds. J’entre dans le parc. Je reconnais les lieux, le petit chemin, l’arbre, les buissons, l’échiquier. Je suis vraiment ravi d’être là, j’ai un peu de mal à l’expliquer. Bien sûr, les souvenirs de moments agréables, de choses qui comptent pour moi. Le fait d’être en Allemagne, dans un endroit que je connais. Mais aussi le fait d’y être seul. D’avoir réussi à me rendre en Allemagne, à y rester presque une semaine, à communiquer avec des gens. Avoir réussi. Être là. Être seul.

S’il pleut trop, j’irai me réfugier dans l’allée couverte qui borde le parc, y a qu’une rue à traverser. Le long de l’échiquier, y a un banc et une chaise contre un gros buisson sous un arbre. Un petit coin de chaque n’est pas mouillé, je fais une petite pause avant de partir explorer le coin. Après avoir fait le tour du parc, j’ai absolument rien trouvé d’un tant soit peu à l’abri, à moins d’être un écureuil. Si j’avais une corde et pas de sac, encore, je pourrais m’amuser à pioncer sur cet arbre, mais là c’est mort. Et puis, il est pile dans la ligne de mire de… Attends, y a sérieusement un comico de l’autre côté de la pelouse là ? Eh bah, avec des voisins pareils, je plains les écureuils. Je retourne à l’échiquier. Sous l’arbre, un épais tapis de feuilles mortes, à peine humide, et qui continue jusque sous le banc. Ok, c’est probablement ma meilleure chance de pas finir trempé. Allez, c’est parti. Personne en vue, j’étale le tapis de sol sur une couverture de survie, ouais les deux autres nuits dehors il a un peu pris l’humidité et le crade par en-dessous. Je lance duvet, panda et kigurumi, ôte mes godasses, fous le sac sur le tapis aussi. Petite routine de démêlage de veuch’, ouais ouais même en dormant dans les feuilles avec des branches dans la gueule. Bref, je m’installe, remets la capuche de mon sac, puis me range dans le duvet, avec la p’tite couverture par-dessus. J’espère que l’arbre et le banc suffiront à me protéger, parce que je suis pas certain de son imperméabilité, quand même.

C’est confortable. Je sais que ça n’a pas de sens, je suis allongé sous un arbre dont les branches me collent leurs épines dans le visage, le sol est pas plat et malgré le matelas de feuilles il est plutôt dur, tout est irrégulier et à moitié humide, il fait froid, je suis à moitié planqué sous un banc et de l’autre côté à moins de cinq mètres y a une petite barrière et le chemin principal du parc. En toute logique, je devrais avoir froid, mal partout, et être en pleine crise de panique. Pourtant, malgré un stress indéniable et mes douleurs habituelles, je me sens presque… serein. Je souris dans mon duvet, et j’ai chaud. Je suis seul, malgré les quelques passants. Il est environ dix-neuf heures, il fait nuit depuis une heure (à la louche (imagine une louche de temps)), le vent agite les branches, la pluie fait dégouliner une petite mélodie cristalline. L’instant est paisible. Je suis seul. Je suis enfin seul, seul avec moi, avec mes pensées, loin de tout ce que je connais et de tout ce qui me connaît. Pourtant dans un lieu familier, sans peut-être cette impression d’étrangeté. Je dors sous un arbre. Si je n’avais pas, malgré tout, peur qu’on me vole mon sac ou qu’on m’agresse, je serais totalement dans mon élément.

La jolie musique des gouttes dans les branches, c’est très sympa, mignonne berceuse. La fête à la grenouille. Le bruit de la pluie sur l’arbre et les feuilles et le duvet est très doux, mais dans cette phrase on lit bien que de l’eau tombe sur mon duvet. Ce qui, à terme, risque de poser problème, et de n’être pas très confortable. Je vais donc tenter très fort de dormir. Encore mon instinct de survie chelou là, dormir pour oublier que je vais p’t-êt’ finir noyé. Je refuse de voir la réalité en face. Évidemment, je peine à m’endormir, je somnole vaguement pour me réveiller en sursaut, je regarde un peu trop souvent mon téléphone qui indique que l’heure avance sans que personne ne m’appelle pour me proposer une solution au sec pour la nuit. Forcément, personne ne sait où je suis. Si j’avais pas au fond de mon sac plusieurs pages noircies (bleuies) de poèmes et un classeur de chansons écrites au stylo-plume (ce qui s’efface un peu trop facilement), et quelques autres trucs fragiles qui craignent l’eau, ben franchement, je passerais quand même un bon moment. Oui c’est stupide, mais même là, je regrette pas. Je regrette rien. Je suis content d’être là. Oui c’est stupide, mais je suis content d’être là. Comment c’est possible ? Être mouillé, je m’en fous un peu, au pire ça séchera demain, au pire on verra plus tard. Au pire je chope la crève. Nan, c’est vraiment juste pour mon sac que je stresse, et j’arrive pas à m’arrêter.

Trois heures du matin. Je sais que j’ai pas beaucoup dormi, en fait à ce moment je crois même n’avoir pas dormi du tout, et j’ai peur que la nuit soit courte. Trois heures, c’est tard, beaucoup trop, surtout qu’à dormir dehors je vais devoir me lever dans quatre heures maximum. Je sais que j’ai pas quatre heures de sommeil devant moi, mais je peux sûrement en grappiller trois. Je ferme les yeux fort fort fort, aussi fort que je peux. Je fourre mon visage dans mon panda. J’ai mal partout, l’humidité me rentre dans les os, mes articulations sont fracassées, j’ai tellement changé de position que je me suis à moitié luxé l’épaule, j’ai le dos en miettes et la nuque éclatée au point que la tête m’en tourne. Je fais nettement moins le fier qu’il y a quelques heures. Oh, je regrette pas mes conneries, mais j’envisage sérieusement de réfléchir à la suite. L’angoisse de n’avoir pas assez bien protégé mon sac me taraude. Et si la capuche n’était pas assez imperméable ? Elle le protège en cas d’averse impromptue, de marche courte sous la pluie avant de pouvoir tout faire sécher. Là, on est pas sur un déluge de magnitude quarante sur l’échelle de Scoville, mais quand même, y flotte salement. Et si l’eau s’infiltrait par en-dessous, malgré les feuilles, le tapis de sol et la couverture de survie ? Et si je l’avais pas bien installé sur le tapis ? Et si la capuche était simplement mal installée, laissant la poche du haut découverte ? Et si le vrai déluge se déchaînait ? Et si un fleuve débordait, jusqu’à inonder la ville entière ? Et si les fontaines éteintes gelaient, faisant éclater tous les tuyaux à proximité de moi ? Et si un météore fonçait sur la Terre, et que tous les riches construisaient une fusée, qui s’écraserait sur le Soleil… Euh non attends c’est Joey Glüten ça.

Bref, je me fais les pires films du monde, je m’attends honnêtement à ce que le soleil ne se lève plus jamais, en tout cas pas pour moi. Parce que j’ai peur. Je suis terrifié. Je regrette pas d’en être arrivé là, je regrette peut-être un peu de pas pouvoir continuer. Je m’accroche à ce que je peux, hier soir j’ai demandé quelque chose à l’univers c’est peut-être sa façon de me faire payer ce qu’il va me donner, alors j’encaisse. Je peux pas me lever, j’ai peur et j’ai froid dans le cœur. Si je me lève maintenant, non seulement je suis sûr de finir trempé moi-même, en plus de mes affaires, mais je crains d’également voir l’univers refuser d’accéder à ma requête. Je tremble, en boule dans mon duvet, dans mon panda. Tétanisé, j’ai peur de tenter le moindre mouvement, au risque de me retrouver face à la réalité qui me poignarde de plus en plus régulièrement dans mes songes. Je ne bouge pas, de peur d’être confronté à une paralysie qui ne serait pas psychologique. Ouais, c’est marrant d’ailleurs, j’ai l’habitude de parler de mes problèmes de santé, de la dégradation de mon corps, en en riant, pour dédramatiser, mais ça, j’sais pas, c’est pas dans la même catégorie que le reste. C’est pas comme, mes articulations sont foutues j’ai mal et si je force je risque de les péter. Si mon corps ne peut plus faire les choses, si je ne peux plus lui ordonner ce que je veux, c’est pas comme de souffrir et de risquer de perdre quelque chose. Je peux pas passer au-dessus. Alors oui, je cache ça dans un paragraphe d’un texte archi long que personne ne lira sur un blog que personne ne consulte. Parce que ça me fait flipper. Parce que si ça arrive, je sais que je pourrai rien y faire. J’ai jamais su me défendre contre mon propre corps.

Je finis par remuer suffisamment pour choper à nouveau mon portable, tombé dans l’oubli des plis de mon lit, et j’ose consulter mes messages. Parce qu’il faut que je parle à quelqu’un. Il faut que je dise à quel point j’arrive pas à bouger, à quel point j’ai peur que mes affaires soient trempées car mal protégées, pour réussir à bouger pour vérifier. Il faut que je me recroqueville, pour pouvoir me déplier. Et j’y arrive. Deux fois, trois fois, peut-être dix fois, j’ouvre mon duvet, sors un bras, me redresse, pour toucher mon sac. Toucher la capuche, toucher sous la capuche, toucher la poche du haut, glisser un peu mieux un bout de couverture de survie entre la capuche et le sac, histoire de. Vient le moment où, la pluie s’intensifiant, je sors la deuxième couverture de survie, espérant augmenter le degré d’étanchéité de ma protection. Même si l’installer fait du bruit, et même si ça me rend repérable, et même si c’est méga dur à ranger (et pire quand mouillée). Sauf qu’à force de me redresser, de bouger, de me tordre, non seulement mon corps et mon duvet ne protègent plus le tapis de sol des quantités liquides qui se déversent, mais en plus, j’ai dû remuer une petite flaque qui se constituait dans un coin dudit tapis, parce que maintenant, cette petite flaque est sous mon épaule, et la manche de mon kigurumi est désormais trempée. Pas idéal, quand on dort dehors en novembre en Allemagne.

Quatre heures du matin. Je vois bien que ça va pas se calmer. C’est ridicule et contre-productif de rester là à attendre que la pluie me laisse du répit. Je sais que je vais devoir me lever. De toute façon, ça pourra pas vraiment être pire que de rester coincé sous l’eau, à me refroidir pendant que mes douleurs augmentent. Alors je finis par prendre mon courage, et mon duvet, à deux mains, jeter mon sac sur mon épaule, et, le tapis de sol en travers des jambes, pieds nus, en kigurumi, je patauge dans la boue glacée jusqu’à sortir du parc, puis traverse la rue pour trouver, non pas du travail, mais une allée couverte, où j’étale mes affaires à l’abri. Transi, effrayé, exténué, tremblant, j’essuie vaguement mes pieds sur le sol froid et dur, avant de les ranger, ainsi que le reste de mon corps défoncé, au fin fond de mon duvet. Trop de lumière, je me sens vulnérable, je sais que je vais pas finir ma nuit. J’espère pouvoir passer quelques heures au sec, et au chaud, peut-être à la gare ou dans un centre commercial, pour que mes affaires puissent sécher un peu. Je suis exposé. Je suis assis dans la rue, dans mon duvet, en kigurumi, drapé dans une couverture de survie, qui brille bien sûr de mille feux dans la nuit, et mon sac est à près d’un mètre de moi, parce que le tapis de sol est trop trempé pour que je prenne le risque de poser autre chose que mon duvet dessus. Il est quatre heures trente, et j’ai peur. Comment font les gens qui dorment dans la rue pour pas paranoïer au moindre souffle d’air ? J’ai besoin d’être caché pour dormir. J’ai besoin de voir sans être vu. Là je ressemble à tous les gens à la rue. Frère si des flics me proposent de dormir au comico je suis foutu de dire oui, tellement je tiens plus. Je suis en pleine parano alors je vais me concentrer sur ce que je sais faire : survivre.

Mon objectif principal est de garder mes pieds sous mes fesses, pour les sécher et les dégeler. Ensuite, j’envisagerai de mettre des chaussettes, peut-être même le reste de mes vêtements et des chaussures. Un jour, il faudra que je trouve le moyen d’aller pisser, et manger. Un peu après cinq heures, je suis debout et habillé, et je m’apprête à ranger mes affaires. Je vais mal, mais je vais tenir le coup. Il faut bien. Je marche en direction de la place, errant à la recherche d’un commerce ouvert avant six heures du mat’. Il me semble reconnaître la boulangerie où on a mangé l’an dernier, le premier matin avec les punks. Y a bien quelqu’un dedans, mais ça a pas l’air bien ouvert, et puis ça ressemble à une simple boulangerie, avec uniquement du pain, pas à un endroit où on prend le petit dej avec du jus de fruits sur une terrasse en face des fontaines qui nous appellent. Ma tête est trop ravagée pour que j’aligne deux pensées cohérentes, alors j’en garde une seule : marcher jusqu’à trouver le petit dej qu’on a mangé à Freiburg le tout premier matin, l’an dernier, avant les punks. Une obsession. Stupide, encore une fois, puisque déjà je suis pas à Freiburg, je suis pas l’an dernier, c’est pas l’été, et il est pas neuf heures mais à peine six. Sauf que ça, je finirai par le percuter dans plus de trois heures. Alors je marche, je marche, dans la seule direction qui me rappelle quelque chose. Je traverse le marché de noël désert, et reprends à l’envers mon chemin de la veille.

Je suis certain d’être hier passé devant des kebabs et autres fast-foods, mais je n’en trouve ce matin pas trace. Peut-être n’ouvre-t-on qu’à midi. Peu importe, je m’arrache. Et marche. Jusqu’à la gare. J’y mangerai s’il le faut. Dans mon état, il me faut un peu plus de temps pour l’atteindre, mais j’y parviens. J’entre, et réalise immédiatement que je ne mangerai pas ici. Trop de gens, trop de bruit, trop exposé, trop ouvert et fermé à la fois. Pour manger, je ne peux pas avoir de masque, et une gare me semble être le pire endroit où ôter le mien, surtout dans une grande ville. Ça me fait trop peur. Je suis en vacances, j’avoue m’être un peu relâché sur le port du masque, par exemple dans les petits commerces, ou même à cet instant pour parcourir les premiers mètres de ce bâtiment, le temps de jauger et de fuir. Je m’éloigne dans une direction qui me rappelle d’autres souvenirs, une main et un sourire. J’avance et retrouve le parc dans lequel j’ai chanté. Je n’y reste pas, j’avais simplement besoin de le revoir. Le revoir. Je retourne devant la gare, errant à la recherche d’une idée sur la marche à suivre. Mon cerveau rame au point que je ne vois qu’une nappe de brouillard. Je patauge dans ma propre imbécillité. Je m’effondre quelques minutes contre un mur, ferme les yeux pour un genre de micro sieste.

Je comprends rapidement que je vais devoir retourner d’où je viens, mais je ne suis pas certain de tenir une demi-heure sans toilettes ni pause à l’abri des regards. Alors je mets un masque, m’engouffre dans la gare, et entre dans les toilettes. Manque de pot, j’arrive pas à pisser. Alors je reste assis là, je bois un peu, et puis je vais me brosser les dents et remplir ma gourde. C’est la deuxième fois que je me brosse les dents dans une gare, dans cette gare. Je repars en direction du parc où j’ai dormi. La boulangerie ne correspond toujours pas à mon obsession, bien qu’elle semble cette fois ouverte, contrairement au marché de noël. Je prends une rue sur ma gauche, avec le vague espoir de retomber sur un endroit familier ou inspirant. J’avance, avance, avance, errant pour ma pitance. Je manque de m’effondrer un certain nombre de fois. Quelques jours plus tard, je vais réaliser que, cette nuit, je n’ai dormi qu’environ deux heures. C’est peu. Au bout d’un moment, je comprends que mon obsession va me perdre, qu’il me faut donc la remplacer par celle qu’elle cachait : je vais manger dans cette foutue boulangerie, comme j’en rêve depuis hier soir. Lorsque j’y parviens enfin, il est presque neuf heures. J’ai marché près de trois heures. Plus que ce que j’ai dormi. Le ventre toujours aussi vide. Là, je donnerais mon âme pour une douche brûlante et un lit où dormir. Je mange enfin, et bois ce putain de jus de fruits comme l’an dernier. Ultra sucré, je me souvenais pas que c’était à ce point. C’est parfait.

Je prends mon temps comme jamais dans un mangeage public. Genre j’y reste une demi-heure ou une heure environ. Puis je reprends ma route, vers… quoi déjà ? Ah oui, une bibliothèque municipale, pour y passer quelques heures assis au chaud, à lire. Très bonne idée (qui n’est pas de moi), même si j’ai un peu failli mourir. C’est-à-dire que je suis resté coincé un bon quart d’heure devant l’entrée, à cause d’un panneau qui dit que faut un badge pour entrer, et moi j’ai pas de badge. Mais en fait c’est juste pour cette partie de la bibliothèque qu’il en faut un, je sais pas ce que c’est cette partie mais c’est pas celle qui m’intéresse. Je finis par trouver l’entrée, et malgré ma tronche de zombie la dame de l’accueil me répond gentiment et sans faire de remarque sur mes capacités d’élocution extrêmement réduites. Cet endroit est immense. Je comprends rien à l’agencement. Déjà parce qu’il y a plusieurs salles de lecture, donc plusieurs salles où sont entreposés des livres sur leurs étagères, des salles qui ne communiquent pas entre elles. Enfin, y a la principale, qu’est d’ailleurs constituée de bien dix salles (une salle de dix salles qu’est-ce que), et y a le reste, et faut repasser par l’accueil pour passer de la grande au reste. C’est absolument gigantesque. Mais ce qui me perd le plus, c’est le rangement des livres. Les catégories m’échappent. Est-ce que c’est rangé par ordre alphabétique, de titre ou d’auteurice, par date, par région, par contenu du résumé ? Vraiment je suis largué. En tout cas, je trouve pas d’espace pour les romans. Ni pour les BD ou quoi que ce soit d’approchant. Non, je vais pas m’amuser à lire un essai sur la traumatologie en Allemand, là.

Je change de salle, enfin de groupe de salles, et finis par tomber sur un nom que je connais, perdu au milieu des étagères. Kathy Reichs. Je me saisis de l’ouvrage, d’un bleu clair très attirant, et m’assieds face à une table. J’aimerais un lieu un peu plus à l’écart, là je suis vraiment dans le coin où les gens viennent étudier, ma table fait la même taille que les autres, soit bien deux mètres de long, y a un canapé de chaque côté, je pourrais me retrouver submergé par une dizaine de personnes. Je me concentre sur mon livre, pendant que mon pull tente de sécher sur la table. J’ai pas mieux. Je pique du nez comme jamais. J’ai qu’une envie, c’est de me laisser aller, une petite sieste dans la bibli. Je peine à déchiffrer mon livre. Enfin, non, pas vraiment, mais j’ai du mal à suivre ce qui se passe. Au-delà du vocabulaire qui m’échappe, ce sont les formulations et tournures de phrases qui m’égarent. Je persiste jusqu’à la fin du premier chapitre, lorsque soudain un bruit de SCIE CIRCULAIRE me vrille le crâne. La bibli est en travaux. J’abandonne. Je remets le livre à sa place, et cherche quelque chose à ma portée, pour l’emporter loin de cette damnée scie. Je trouve un ouvrage prometteur, récit fictif dans le monde de Minecraft par un youtuber allemand. Y a même des images. C’est pas une BD, y a vraiment juste une image toutes les trois ou quatre pages, mais ce sera déjà plus léger. Et en effet, cette fois, pas de difficulté particulière. Certes, quelques mots m’échappent, mais dans ma langue ça m’arrive aussi. Et je ne suis pas là pour étudier ce document, tant pis si je ne retiens rien de ce que je lis.

Non, le seul problème, c’est que mon crâne va éclater parce que j’ai pas assez dormi. Plusieurs fois, je manque de m’endormir sur ma petite table (oui j’ai changé de siège et de pièce). Vers treize heures, et au terme du chapitre quatre, je renonce, range le livre, et quitte la bibliothèque. Je me pose quelques instants dans le parc, mais la pluie et de la crotte de chien me font vite renoncer à ce projet. Il faut que je trouve un endroit où dormir. (Spoiler : encore trois heures à tenir.) Malgré l’aide qu’on m’apporte par sms, je mets une heure à trouver l’auberge de jeunesse, complète jusqu’à samedi, et une heure supplémentaire à chercher une place où il y a des hôtels (oui j’en suis là), que je ne trouve pas parce que je cherche un endroit où je ne suis jamais allé, alors que j’ai traversé cette place plusieurs fois. Je savais juste pas qu’elle s’appelait comme ça. Plus exactement, je suis stupide, parce que je ne fais pas le lien entre deux places qui portent le même nom, et qui se trouvent être la même place. Bref. Je regrette toujours pas, c’est terrible d’être buté à ce point. Mais quand même, à ce stade, l’humanité entière me gonfle. Il était temps, au bout d’une semaine. Faudrait pas que ce pays me fasse oublier ma misanthropie.

Et puis je trouve enfin le truc de chambres d’hôtes là, bon moi je croyais un hôtel, mais bref juste avant je passe devant une petite boutique et y a une caisse de livres en réduc sur le trottoir et oh je veux y aller mais j’arrive à me retenir parce que ! C’est pas le moment. Je disais donc, je trouve l’hôtel. Y a un panneau juste devant moi, c’est sûr c’est là, et d’ailleurs c’est la rue dans laquelle je me suis perdu tout à l’heure en cherchant à bouffer. Panneau. Mur. Sauf que y a un interphone. Et aucune indication sur comment s’en servir pour joindre l’hôtel. Je suis en train de mourir face à une simple porte. Un type sort de là, au téléphone, et me demande ce que je cherche. Je réponds, et il me fait entrer en me disant, deuxième étage, porte en face en sortant de l’ascenseur. Je prends l’ascenseur. La porte en face est, comment dire… Pas ce à quoi je m’attendais. Genre, c’est pas une porte d’entrée, c’est une issue de secours, avec une corde orange qui l’empêche de se fermer complètement. Ok c’est wild. Je sais pas si je dois entrer. J’entre. C’est un putain de dortoir. Frère je te jure c’est un internat de lycée. Ce truc, c’est quelqu’un qu’a dit, eh attends y a un dortoir inutilisé dans cet immeuble, personne l’a vu bah écoute désormais il est à moi, et je vais faire payer des gens pour dormir dedans. Je te jure j’ai l’impression d’être dans une arrière-salle illégale, fin pas illégale mais t’sais underground là c’est quoi le mot, sous le manteau quoi, bref. Pas un truc officiel. Bah j’y vais quand même hein. Mon âme vaut trente-six euros, manifestement.

Je pose mes affaires dans le dortoir, prends une douche, et à seize heures trente, je suis couché. Ah oui, juste avant la douche, je suis ressorti quelques minutes, pour retourner à la boutique qu’a des livres. Je fouille le bac. Forcément, tout est en Allemand, c’est un peu le but du jeu. Je trouve des trucs intéressants, mais que j’ai pas l’envie ou l’énergie d’obtenir maintenant. Et puis, un titre attire mon regard. «Kein Teil der Welt». Ayant grandi chez les tj, ça m’alpague, il faut que je sache de quoi ça parle, même si bien évidemment ça va pas être un livre sur les tj. Je lis le résumé. Plus exactement, je lis la phrase de description de l’autrice qui précède le résumé. C’est bon je m’avoue vaincu je vais acheter ce livre à six euros. Il a été écrit par une femme qui a grandi chez les témoins de jéhovah. Pour que ce soit précisé en en-tête, ça en est probablement le sujet. Peu m’importe que ce soit un récit fictif, autobiographique, ou que les tj soient simplement un thème vaguement abordé, voire un prétexte. Je signe pour ça. J’entre donc dans la boutique, montre le livre, et le vendeur très sympathique me dit «Sechs Euro macht’s dann bei Ihnen», une phrase toute simple, toute bête, sur laquelle je ne m’arrêterais même pas en temps normal. Sauf que là, j’ai pas eu mon quota de sommeil, et c’est même pas le problème principal. Du coup, je sors six euros, et je demande s’il a bien dit six euros quatre-vingts. Non. Juste six euros. Ce que j’ai pris pour un «achtzig», c’est le «macht’s dann». Comprenant de manière flagrante que je suis pas natif d’Allemagne, le gars me demande quelle langue je parle, je dis que je suis français, il demande si c’est plus simple pour moi en Anglais je dis non (ok ça c’est p’t-êt’ autre chose, je pense que deux personnes m’ont posé cette question et vraiment, non, c’est pas plus simple en Anglais, l’Allemand ça va très bien, tant qu’on me parle pas à toute vitesse et à plusieurs en même temps, mais là même du Français je risque pas de comprendre, je n’ai plus aucun neurone). Et là. Bah là, il prend un papier, écrit dessus sa phrase, tente de la traduire en Français, je l’aide, «ça vous fera six euros», et il demande à sa collègue dis donc ce serait quoi la traduction pour «dann» dans ce contexte, je dis qu’il y en a pas vraiment, il marque donc sous le mot pour la traduction française… un petit bonhomme-smiley de shrug là, un bonhomme qui lève les bras de je-sais-pas. Trop chou ! Et il me donne le papier, qui me servira donc de marque-page pour mon livre.

Je rentre me doucher, donc. La salle de bain est... discutable. Oh, elle est propre, comme mes draps, tout va bien. Mais la porte ne ferme pas. Je veux pas dire qu'elle ne ferme pas à clef, je veux dire que la porte ne se ferme pas. Le battant ne passe pas dans l'encadrement, sur les derniers centimètres, du coup on peut pas enclencher le pêne dans la gâche. Bon. Et aussi, la salle est collective, y a trois ou quatre cabines de douche. Petites. Avec des portes pas complètement opaques, genre j'pense on voit l'ombre de la personne à l'intérieur si on regarde de l'extérieur (j'ai pas vérifié). Face à un grand miroir qui prend tout le mur. Et dans la cabine, aucun espace pour suspendre ni poser au moins un caleçon au sec, encore moins une serviette. Courage, tu peux le faire. Je laisse donc toutes mes affaires sur le bord du lavabo d'en face, et me fous à poil. Peut-être pas dans cet ordre. Au moins, l'eau est bien chaude, et y a du savon. Mes pieds en ont dramatiquement besoin. J'évite de me mouiller les cheveux, ils auraient pas le temps de sécher et flemme de tremper les draps. Allez, c'est parti pour le chopage de serviette. J'essaie de rester habilement dissimulé derrière ma porte, tout en me penchant vers mes affaires. Heureusement que personne n'est là à cette heure. Parce que bon, y a bien un mètre entre la cabine et le lavabo. Maintenant que j'y pense (maintenant maintenant, genre en écrivant ça), j'aurais pu poser mes trucs par terre, ç'aurait été plus proche.

Seize heures trente, je suis couché, j’ai lu quelques pages ou quelques lignes du livre, je sens que ça va me plaire, mais je suis pas en état. Hop, au dodo. Sauf que c’est un dortoir. Et si, à seize heures, je suis le seul dedans, quelques autres arrivent ensuite. Le premier est jeune, je me dis que si on est que tous les deux ça va je peux dormir tranquille, même s’il est très grand. Son lit est à l’opposé du mien, et je suis en hauteur. Il reste posé sur son lit, tranquille, à mater des vidéos sur son tel. Sauf que ça s’arrête pas là. Un vieux type allume la grande lumière, bavarde avec l’autre mais j’sais pas il a l’air relou, il fait des remarques à chaque phrase du premier, genre il a même l’air de corriger son Allemand s’te plaît. Moi j’suis à moitié comateux donc je pige pas bien, mais il me pompe l’air. Et à aucun moment il calcule que si y a du mouvement sous une couverture c’est que quelqu’un y dort, du coup y parle fort et laisse la grande lumière même en sortant. Le jeune, il a compris, la première fois qu’il est sorti j’ai éteint la grande lumière, bah après il a utilisé que sa petite lumière murale. Bon bref. Les deux suivants sont du même acabit que le vieux, et du même âge approximatif. Fin c’est pas des jeunes, quoi. Mais ça j’le sais juste à la voix, parce que y a que le premier que j’ai croisé hors de mon lit. Attends, dit comme ça on dirait que j’ai croisé les autres dans mon lit, genre qu’ils y sont venus, mais nan, c’est juste que le matelas est à peu près à hauteur de visage.

Je somnole ou fais semblant de dormir, j’évite toutes les interactions, et puis la soirée passe. Y a juste un coup où un type s’apprête à sortir du dortoir sans sembler envisager un instant d’éteindre la grande lumière, alors que à part moi y reste que le jeune, qu’a sa lumière murale. Donc je lui demande de bah éteindre en sortant, ce qu’il fait. Et puis je dors, je dors. Je dors tout ce que j’ai. Tout ce que j’ai pas dormi la nuit dernière. Je reste au lit autant que je peux, espérant que tous les autres soient partis quand je finirai par me lever. Ils partent, sauf un, qui reste à ronfler dans son lit devant une vidéo. Vers neuf heures, n’y tenant plus, je me lève, passe à la salle de bain, prépare toutes mes affaires. Mon placard PUE la mort, essentiellement à cause de mes chaussures. Qu’importe. Je m’habille, passe aux toilettes, remplis mes gourdes, et m’apprête à sortir. Pris d’un doute, je retourne à l’accueil, pour signaler mon départ. Je voudrais pas qu’on me compte un supplément, comme si j’étais parti après onze heures. Sauf que c’est fermé, et quand je toque y a pas de réponse. Un type s’apprête à entrer dans sa chambre, je lui demande si je dois signaler mon départ à l’accueil. Il me dit non, tu check out juste. Ouais, sympa, mais moi «check out» je sais pas ce que ça veut dire, que ce soit dans une phrase en Français, en Allemand ou en Anglais. Enfin, pas dans ce contexte. J’ai pas l’habitude des hôtels ni rien, je sais pas s’il suffit de partir, ou s’il faut signer un registre ou je ne sais quoi. Je galère tellement, que le gars se met à me parler Anglais, ce qui n’aide pas. J’veux dire, je parle cette langue, y a pas de souci, mais je suis plus à l’aise en Allemand. Et surtout, changer le mode de communication en plein milieu, par exemple en changeant de langue, ben ça m’aide pas à trouver mes repères. Donc encore une fois, le problème c’est pas l’Allemand, c’est juste que je suis stupide.

Je sors donc, en meilleur état que la veille. Mais la vérité, c’est que je sens bien que je tiendrai pas longtemps à ce rythme. J’arrive au bout de ce que je peux faire. J’espérais pouvoir voir quelques autres personnes avant de quitter cette région, mais elles ne sont pas disponibles, certaines depuis un moment et d’autres à cause d’imprévus. Notamment la personne que je pensais pouvoir voir aujourd’hui ou demain, et chez qui je devais dormir. Sans plan de secours pour dormir, sans personne à voir pour me sentir un peu à ma place, peut-être un peu désiré (dans le sens invité tu vois, pas dans le sens, euh, bref t’as compris), j’ai pas de quoi recharger mes batteries. Sauf celle de mon portable, vu que j’ai acheté une batterie externe avant mon périple. Bref, en arrivant dans la rue, je sais que je vais quitter cette ville aujourd’hui, je sais que je vais retourner en France. Je passe devant la petite boutique où j’ai acheté mon livre et, après une hésitation, entre. Le vendeur est occupé, mais je prends le temps de lui expliquer que j’ai repensé à sa phrase de la veille, et je pense qu’une traduction pourrait être «ça vous fera donc six euros», avec «donc» comme traduction de «dann», dans ce contexte. D’un air ravi, il s’écrie «Donc ! Mais oui bien sûr !», enfin t’sais avec juste le «donc» en Français. Je suis content, j’ai fait ma connerie, je sors. Et je me dirige vers le marché de noël, parce que depuis que j’y suis passé la veille j’ai une nouvelle obsession : manger du canard à la patate douce.

Lorsque j’arrive sur la place, les mini chalets sont encore fermés. J’espère qu’ils ouvraient pas que hier. Non, simplement il est à peine dix heures, et le marché ouvre à onze. Je retourne à la boulangerie, pour acheter deux petites briques de jus. Une à consommer sur place, enfin sur la place précisément, et une à emporter pour la boire chez moi. Je m’installe sur mon sac, dans un coin pratique pour voir éclore le marché. Et puis je bois un peu, et puis je tente de lire, mais la neige commence à tomber. La NEIGE ! Il neige sur le marché de noël de Karlsruhe. Existe-t-il une phrase plus merveilleuse ? Bon, du coup, lecture compromise, flemme un peu que le bouquin finisse tout ondulé d’humidité. Alors qu’est-ce que je fais ? Bah je chantonne. D’abord tout doucement, oui, quand personne ne me regarde, quand personne ne passe à proximité. Et puis sans interruption, et puis un peu plus fort. Oh, ça reste discret, ça reste très loin de mes capacités vocales. Mais quand même, je chante tranquillement au bord d’un marché de noël en Allemagne. Vraiment, la vie.

Enfin, onze heures. Harnaché, je me lève, et parcours l’allée principale. Y a plein de trucs c’est très chouette, mais c’est surtout l’ambiance qui m’intéresse. Je sais pas, je circule partout et ça me fait kiffer. En temps normal, j’ai un peu peur de noël, mais là je suis seul en Allemagne. Alors je tremble, mais je reste debout sur mes gambettes, et j’ouvre tout grand mes mirettes. Y a une artiste qui fait des peintures incroyables, je reste un peu devant mais je risque pas d’en acheter c’est beaucoup trop cher pour moi. Le stand à canard n’est pas encore ouvert. Y a des chaussettes partout, des chocolats, des friandises, des saucisses, des crêpes, des peluches, des gants, des bonnets, tout plein de trucs. Des stands de crêpes pas très français, y en a un c’est parqué «crèpes» (ou «crépes» je sais plus), un c’est «creperia», mais y mettent des drapeaux français ou une tour Eiffel, ça n’a pas de sens, donc ça me fait rire et j’envisage d’en prendre. À force de me balader, je reviens vers le stand de canard, qui cette fois est ouvert et prêt à servir. Ah oui parce que j’y suis passé plusieurs fois, un coup c’était ouvert et après avoir passé de longues minutes à étudier la carte, je m’étais enfin décidé pour le filet de poitrine de canard accompagné de purée de patate douce, je tente de commander, mais le gars me dit qu’il vient d’ouvrir et que c’est pas encore chaud, de repasser dans dix minutes. Bref, me voilà de nouveau devant lui, il me reconnaît manifestement, et me sert le tout dans un charmant petit pain. Je pars manger sur un banc en bois, sous un auvent en bois, à côté d’un autre truc en bois. J’aime le bois.

C’est super bon. J’ai flippé quand je l’ai vu foutre généreusement du poivre sur le filet juste avant de le saisir, mais en vrai la patate douce ben… adoucit vachement, du coup ça se marie bien, et oui des fois je tombe sur un peu trop de poivre donc je le sens, mais en moyenne c’est juste excellent et très bien équilibré. Presque comme si le gars connaissait son métier, dis donc. Aussi, j’ai passé bien un quart d’heure à phaser sur la grande roue depuis le sol, la fixer pendant qu’elle fait des tours et tout. Jamais je monte dans un truc pareil tout seul, ce serait un coup à trop me faire chier et tenter de forcer la porte pour me balader dans les pylônes. Par contre j’aimerais bien faire ça avec quelqu’un un jour. Venu à bout de mon petit pain, je prends vite conscience que je vais pas pouvoir me goinfrer de saucisses comme je l’avais prévu. Déjà parce que franchement j’ai plus de place dans le bide (on rappelle que mon plus gros repas en dix jours, c’est un sandwich et un bretzel hier matin à neuf heures, rien avalé de solide depuis, donc le canard ça fait beaucoup d’un coup), et ensuite parce que, contrairement à tout à l’heure, y a une putain de queue devant les saucisses. Et même si cette phrase peut sembler sexuelle, c’est bien sûr pas du tout le cas. La file d’attente fait plusieurs mètres, y a bien une vingtaine de personnes sur le stand qui fait griller la barbaque au feu de bois devant toi, et une dizaine devant celui qui les fait simplement au grill. Si j’étais en France, y aurait une toute petite probabilité pour que j’ose sortir ma CMI pour passer prio, mais là, bah c’est même pas le bon pays donc elle a aucune valeur légale, enfin à ma connaissance. Et mon plan machiavélique d’en prendre pour manger plus tard dans la journée tombe un peu à l’eau aussi, parce que ça va être archi chiant à transporter, surtout que j’ai déjà dans les mains un livre et une brique de jus en plus de ce que j’avais prévu. Je décide donc d’opter pour une crêpe, je sais que ça va me faire trop mais eh, la gourmandise, et l’exotisme de manger une crêpe en Allemagne. J’opte pour nutella-banane, et c’est super bon.

Un dernier tour sur le marché, l’estomac plein et la bouche dégoulinant de chocolat, toujours la crêpe à la main, à peine entamée. Je repasse devant une charmante échoppe qui m’avait tapé dans l’œil, avec d’adorables petites pochettes à miroir, genre pour ranger un miroir de poche. J’ai pas de miroir de poche, mais ces pochettes sont trop mignonnes, et… Attends, le miroir est fourni avec ? Mais c’est formidable ! Allez c’est parti. Bon. Faut choisir. Déjà ça c’est dur. Après, faut réussir à sortit le porte-monnaie de la banane, et les pièces du porte-monnaie, à une main. Heureusement que j’ai l’habitude d’avoir une seule main. La vendeuse est gentille et me demande si j’ai besoin d’aide, ça va je me débrouille. Et je quitte le marché tout content, frétillant. Direction la gare. Crevant, mais j’y arrive. Au guichet d’info, je demande un train pour Strasbourg, on me donne une feuille de route, je dois aller à l’autre guichet pour acheter un billet. Allez hop. La dame me demande si j’ai, je comprends pas quoi, je lui dis que j’ai des soucis d’audition. Bon en vrai c’est des soucis de processus auditif, mais ça, je sais pas le dire en Allemand, et j’oublie souvent en Français ou Anglais, je sais juste que mon cerveau merde. Et je vais pas lui expliquer ça. Donc on va rester sur les oreilles. Et là, miracle : elle me parle pas vraiment plus lentement, mais elle articule très clairement. Donc je comprends tout. Non, j’ai pas de carte de réduction allemande.Non, je veux pas de grande ligne, je veux des trains régionaux, enfin le tarif le plus bas. Elle articule le prix, je donne un billet, j’ai un petit bug, de cerveau ou de mains je sais pas trop, je veux ouvrir mon porte-monnaie mais je bloque quelques secondes, elle me dit qu’il manque des sous, je sais je suis juste stupide mon corps s’est arrêté. Mais sa phrase me permet de me réactiver.

Hop, on est bon, je file chercher ma voie tout au fond de la gare, tiens en face là-bas c’est l’endroit où je suis resté un peu avec les punks entre le départ de punk et celui de punk. Hop, je grimpe sur le quai, et j’attends mon premier train. Une fois assis, je lis un peu, puis changement à Appenweier. Faut qu’on parle de la gare d’Appenweier. Parce qu’il y a pas de gare. Genre, tu descends de ton train, sur un quai, à peu près, puis tu descends du quai qu’était en plein air, tu te retrouves à longer une route sous un pont, genre un pont normal, un pont comme si juste des voitures ou des trains te passaient au-dessus, c’est pas une gare c’est juste un putain de pont. Et puis tu suis les panneaux, heureusement c’est bien indiqué, et tu remontes par un autre escalier, et là j’sais pas frère t’es juste dehors, t’es juste, ok peut-être pas tout à fait à la campagne, mais dans une friche industrielle ou je sais pas trop quoi, en tout cas pas un paysage ferroviaire, vraiment c’est… Ouais si, c’est la campagne. Bref, le chemin tourne et tourne encore, on fait un tour complet, puis on passe… bah, sur le fameux pont sous lequel on était. Allez hop. Une fois de l’autre côté, on traverse un parking, un bosquet, puis on arrive sur… un genre de quai, mais c’est juste un peu de bitume avec les rails qui font une trouée dans les arbres. C’est sympa hein j’dis pas, mais à quel moment deux semi quais à plus de cent mètres l’un de l’autre tu te vois appeler ça une gare ?!

Mon deuxième train met sa VIE à arriver, y avait beaucoup d’attente mais aussi il a du retard. Une fois dedans, je peux pas m’asseoir, mais je réussis à passer aux chiottes. Le wagon se vide peu à peu, je réussis à m’asseoir. Mais les annonces se font en Allemand et en Français. La frontière se rapproche. Et mon angoisse monte. Oui je sais, ça fait déjà plusieurs jours que mes réserves diminuent, et ça fait bien un jour et demi que je suis plus bon à rien, que j’autiste plusse que je ne voyage, et que je suis à peine capable de m’exprimer pour les besoins vitaux. Ben la perspective de la frontière met à terre mes dernières capacités cognitives. À l’antépénultième arrêt, n’y tenant plus, je sors mon mp3, et enfile mes écouteurs à l’avant-dernier. La frontière. Là, ça y est, je ne suis plus capable de communiquer. Je sors en tremblant, tout me semble hostile, morne, étrange. Je sais même pas si c’est le bon arrêt, je comprends pas les mots en Français. Je bégaie à un type sur le quai, pour savoir si Strasbourg, je sais même plus quelle langue je parle, ni dans laquelle il me répond d’aller au bout du quai y a la gare. La phrase est plus longue, mais je comprends pas.

Je cherche une entrée, ne trouve que des locaux réservés aux employé-es ou aux voyageureuses de luxe. Je finis par prendre un escalier, je comprends rien aux panneaux, et puis par hasard je tombe sur la gare. Immense. Française. Terrifiante. Je parviens par miracle à atteindre un guichet, et bégaie plus que je n’ouvre la bouche. Je tremble de partout, j’ai l’air égaré comme jamais, je comprends ni ce qu’on me dit ni ce que je dis. Je n’ai donc aucune idée de comment je me retrouve face à une machine qui indique effectivement le trajet que je compte faire, avec un employé à côté de moi qu’a l’air de bien voir comment je galère. Sauf que moi je comprends rien, du coup j’appelle punk pour vérifier que je suis pas en train de faire une connerie. Mais non, tout est bon. C’est pas le prix auquel on s’attendait, c’est deux fois plus cher, mais c’est parce que j’ai pas de réduction. Le train part dans trois heures, mais comme je suis stupide je crois que c’est dans une heure, parce que je sais pas compter. Je patiente devant la gare en chantonnant, puis dans la gare en me balançant allègrement. Je peux pas me retenir, je peux rien masquer, malgré le masque qui me mange les trois quarts du visage (j’ai une petite tête). Quand mon train arrive, je me retrouve seul dans un minuscule wagon, deux carrés, donc huit places. Au plus fort du trajet, on sera quatre. Donc, tant que je suis seul, pendant la première heure, je me dispense de masque. Oui, y avait des trajets plus tôt, mais avec changement à Paris, ce qui n’est pas envisageable dans mon état, d’autant que ça coûte vachement plus cher. Ah oui j’ai pas beaucoup parlé de sous dans ce texte, mais je crois utile de mentionner que la totalité de mon voyage, jusqu’au train pour Strasbourg, m’a coûté moins de cent cinquante euros. Ouais, je suis pas très dépensier. Bon, le trajet Karlsruhe-Strasbourg et celui que je suis en train de faire changent la donne, mais pas trop le choix.

Conclusion : en Allemagne, je suis un fou qui va relativement bien, alors qu'en France, je suis un autiste en crise. En permanence.

Je vais rusher la fin du voyage, parce que l’important pour moi c’était de raconter l’Allemagne, et je n’y suis plus. Je vais chez punk-qu’a-déménagé, puis chez punk-qu’habite-loin-depuis-le-début, puis je prends deux covoit’ pour rentrer à Lyon, j’y reste une nuit de plus que prévu à cause des lasagnes, et puis je rentre chez moi.

Voilà.


Je sais pas exactement ce que j'attendais de ce voyage. Je sais pas exactement ce que je cherchais en partant comme ça. Mais je crois que je l'ai trouvé.



Quelque part en décembre 2023.

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