J’ai envie de partir. Pas juste “envie”, d’ailleurs. J’en éprouve le besoin pressant. Coincé, englué dans une vie qui ne me ressemble pas, je commence à avoir l’habitude d’en changer. Je veux pouvoir sortir sans craindre que mes affaires ne soient plus là à mon retour, même si cette crainte est infondée. Je veux pouvoir aller dans la salle de bain sans paniquer à chaque seconde à l’idée, tout aussi irraisonnée, que la porte s’ouvre, ou explose, laissant entrer je ne sais quelle personne malintentionnée. Je veux pouvoir faire mes recherches bizarres sur internet sans avoir peur que quelqu’un trouve ça bizarre, lire et écouter des trucs que je peux pas avouer sans être persuadé que je vais me faire griller. Alors oui, tout ça, c’est “dans ma tête”, je sais bien. Oui, ça vient de moi. Sauf que ça change rien. Le vagabond est totalement incapable de fonctionner sans maison. J’ai besoin d’un repère, d’un point fixe autour duquel vadrouiller, j’ai besoin d’un repaire où me cacher. J’y arrive pas, j’y arrive plus. Je peux pas fuir ma maison si j’en ai pas, je peux pas papillonner si j’ai pas mon cocon, je peux pas exister si mes affaires sont pas entassées dans un endroit bien à moi. Je croyais pas que ça m’était aussi essentiel, mais en y repensant c’était évident. Ma maison, ma maison d’avant, ma vraie maison, mon prunier. J’ai tellement peur que les choses changent pendant que je regarde ailleurs, je suis terrorisé parce que le moindre papier pourrait s’envoler, le moindre caleçon pourrait bouger d’un centimètre sans que je sois à l’origine du mouvement. Je suis terrifié, et absolument incapable de prendre des décisions, je suis pétrifié, cette situation me paralyse. Et je peux blâmer personne. Le gouvernement fait vraiment de la merde avec les handi, ma famille fait vraiment de la merde avec les gosses, mais... c’est pas leur faute si j’ai besoin d’une maison et si je suis totalement perdu sans ça. Ok j’arrive plus à me concentrer sur mon dépit et ma panique parce que mes mains tremblent trop et je transpire et je croyais que c’était dû à une hypoglycémie mais j’ai mangé des céréales ce matin et là pour contrecarrer l’hypo j’ai avalé une chocolatine donc du sucre donc ça devrait aller mais ça va pas ??? J’aime que mes potes viennent me parler quand iels savent pas vers qui se tourner. J’aime qu’iels se disent que je peux comprendre, qu’iels sachent que je vais pas les juger, qu’iels pensent que peut-être je trouverai des idées pour les aider. C’est épuisant, mais ça me fait une raison de leur parler, ça me permet d’avoir une conversation sans plomber l’ambiance avec ma dépression, sans tout ramener à mes complexes, ça me fait me sentir utile plutôt que redevable, un soutien plutôt qu’un poids. Même quand je sais pas quoi dire, même quand je peux rien faire, parce que je sais que souvent, en parler et se sentir écouté-e, ça aide déjà beaucoup, et parfois c’est même le petit coup de pouce qu’il fallait. Y a plusieurs personnes qui m’ont dit “c’est grâce à toi que j’ai compris que j’étais pas hétéro/pas cis”, y a des gens qui m’ont dit “merci, j’ai appris/j’ai accepté/j’ai grandi/j’ai guéri”, des gens qui se sentent mieux, qui ont repris espoir ou goût à la vie. Je me dis que j’ai pas servi à rien, que mon existence a été au moins un peu bénéfique pour quelques personnes. Alors, j’ai ptet le droit de me reposer ? J’arrive pas à m’en convaincre. J’y crois pas une seconde. Je comprends pas pourquoi mes empreintes digitales reviennent pas. Je m’échine à boire autant d’eau que je peux chaque jour, à mettre de la crème hydratante après chaque lavage de mains, et depuis quelques jours pour mettre le gel que je dois mettre je prends un gant pour éviter que l’alcool attaque encore plus ma peau, je... je sais plus quoi faire. Sérieux mon corps refuse d’utiliser l’eau que je mets dedans, j’en peux plus. Et je déteste toujours autant l’eau, je m’habitue pas du tout. Alors ok je commence à vaguement avoir des sensations avec la peau de la dernière phalange, mais on dirait encore du plastique, on dirait encore que mes doigts sont sous cellophane, mais cellophane rigide et triple épaisseur. J’ai vraiment envie de partir. J’ai envie de reprendre le sac à dos. Même si je sais que je suis clairement pas en état physiquement. Même si ma tête me fait vivre un enfer. Je sais que repartir sur les routes, même un peu, sera très dur, épuisant, mais ça me ferait vraiment du bien, ça pourrait être la bouffée d’oxygène dont j’ai besoin, pour... recommencer à respirer, un peu. Ou commencer. Rouvrir les yeux. Je sais pas si je veux m’en sortir, je sais pas si je peux, mais dans le doute, autant faire comme si. J’ai peur, tu sais. Chaque fois, j’ai le coeur qui bat. Et je me sens mal, pour tant de raisons, et tant d’absences de raison.
5 septembre 2020.
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