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Eclat de voix

leoapwal69

J’en ai RAS-LE-BOL de me retenir. Plus de vingt ans que ça dure, ça commence à bien faire. Ne pas dépasser en coloriant, ne pas faire de vagues, cacher mes talents comme mes erreurs, toujours avoir l’air intéressé, ne jamais avoir une parole blessante, tout faire pour me couler dans le moule même maladroitement même si ça fait mal même si tout le monde voit que ça colle pas, essayer de ressembler à d’autres, pas une tache, pas un cheveu qui dépasse, bien écrire sur les lignes, ne pas me faire remarquer, ni en bien ni en mal, ne pas parler en classe, ne pas sourire dans les couloirs, pas un bruit dans les lieux publics, ne pas dire de gros mots, être discret en toute circonstance, tout faire pour ne froisser personne, ne pas dire non, ne pas prendre de décisions, ne pas utiliser la sonnette du vélo, ni celle des maisons il vaut mieux frapper au cas où quelqu’un dormirait ou aurait mal à la tête, ne pas demander quoi que ce soit même les toilettes, pas un bout de fil qui dépasse, bien fermer chaque bouton, ne pas manger trop vite, ne pas me resservir, ne pas recracher si c’est brûlant, ne pas dire que c’est pas bon, ne pas faire de bruit en mâchant, en avalant, en respirant, en allant aux toilettes ou en marchant, toujours avancer les yeux baissés, ne pas avoir de mauvaises notes mais éviter les 20/20 qui se remarquent, m’appliquer pour écrire lisiblement quitte à m’en déglinguer le poignet, droit évidemment, ne pas écrire trop gros et économiser la place, les feuilles, l’encre, ne pas lever les bras trop haut on pourrait te voir ne pas lever la main en classe, ne pas porter de tee-shirt et encore moins de short, même en sport au moins un bermuda, cacher la moindre parcelle de peau la moindre forme humaine sous des vêtements amples et informes, gratter à l’en faire disparaître la moindre aspérité ou irrégularité, ne pas me plaindre ni donner mon avis, ne pas avoir d’avis d’ailleurs, ne pas faire baver l’encre ni raturer, ne pas trop appuyer, me retenir de tout, ne pas bâiller, roter, éternuer, péter ou gargouiller, soulever la chaise pour éviter qu’elle grince, ouvrir grand les yeux quitte à les avoir secs et douloureux, ne pas sourire ou seulement faire un sourire gêné, ne pas grimper aux arbres ni courir ni crier et encore moins chanter en présence d’humains t’as trop de voix, sauf dans le jardin là t’as le droit, ne pas rire sauf en lisant, faire attention à ne rien salir, renverser, abîmer, casser, gâcher ou gaspiller, me nettoyer les ongles tout le temps sinon on les coupe, ne pas dire que j’aime bien quelqu’un ou quelque chose, et encore moins que je l’aime pas, d’ailleurs ne rien ressentir, toujours être d’accord, ne pas porter de rose c’est pour les filles, pareil pour les froufrous, paillettes, robes, fleurs, poupées, pleurs, sentiments, miroirs, romances dans les films ou les bouquins, par contre les cheveux longs ça va et puis Thomas en a, passer le brevet et avoir 98/120 exactement comme au brevet blanc, aller en lycée général, choisir S parce qu’il paraît que ça ouvre plus de portes, quoi que ça veuille dire, se présenter à l’élection des délégué-es de classe chaque année jusqu’à être élu, avoir les félicitations du conseil de classe chaque trimestre, ne pas avoir une seule note en-dessous de 10 même si je pleure encore d’avoir dû faire ces deux exposés en cinquième, d’ailleurs éviter les exposés et les passages au tableau en général, ainsi que les travaux de groupe au pire tu fais tout toi-même, ne pas aller aux toilettes à l’école ni ailleurs qu’à la maison de toute façon, me changer le plus rapidement et discrètement possible pour le sport et toujours me positionner au plus près de la porte pour pouvoir sortir vite mais quand même de manière à être caché si quelqu’un entre ou sort, me cacher grâce aux vêtements trop grands, tresser les cheveux, brosser les dents, dire bonjour merci au revoir même si j’aime pas la personne ou si elle me dérange, ne rien laisser traîner ailleurs qu’à la maison, toujours avoir de quoi parer à tout éventualité et envisager toutes les possibilités, tout porter et faire moi-même, secourir chaque pote qui a la flemme en ma présence, tout faire pour contenter tout le monde même si ça me dérange voire me fait mal, penser à tout, ne pas me plaindre, laisser faire et laisser dire, ne pas m’énerver, ne pas taper dans les murs, ne pas insulter, surtout ne rien abîmer sauf moi, ne pas partir sans prévenir, expliquer mais pas trop, ne pas me vexer, ne pas être injuste ou blessant à cause de la colère, ne pas être en colère d’ailleurs, ne pas être condescendant même avec les gens stupides, ne pas me vanter ni me dévaloriser, ne pas dépenser, consommer le minimum pour survivre, ne pas acheter de l’inutile...

F.U.C.K. !

(Texte écrit au stylo-plume sur feuille blanche, pendant l'été 2018. Oui, grandir chez les témoins de jéhovah, ça laisse des cicatrices.)


Oui, je sais pourquoi j'ai envie de communiquer. Parce que j'ai l'impression de m'enfermer. De me transformer en huître, encore. Et pas de celles qui se mangent, non. De celles que tu peux pas ouvrir et que tu t'ouvres la main ou le bras avec le couteau en essayant. Et que tu racles tellement le tour que bon tu sais plus où est censé se glisser le couteau et pis après y a plein de miettes de coquille dedans et tu finis par lâcher l'affaire parce que bon tu vas pas t'échiner sur une huître si récalcitrante pour ensuite bouffer du calcaire au citron. Alors tu la jettes. Je me sens comme une huître qui sera bientôt bonne à jeter, à défaut d’être bonne. Alors, j’ai envie, j’ai besoin de communiquer. Mais je bloque. Si, toi qui lis ces lignes, tu fais partie des rares personnes auxquelles j’arrive à envoyer des messages, estime-toi privilégié-e, parce que ça veut dire que tu me mets à l’aise. Si je n’entame pas les conversations mais te réponds, ça veut dire que j’arrive au moins à envisager ton existence, et c’est loin d’être le cas de tout le monde. Si je t’ai envoyé un, deux, peut-être trois messages sans avoir de réponse, dis-toi que ça doit être important pour moi de te parler. Si j’ai peur, si j’oublie, si j’existe, si j’m’enfuis, c’est peut-être que je dois dire des choses trop compliquées, que mon esprit refuse de se concentrer. Si mes doigts vont trop vite sur le clavier, mais qu’il fait noir et que je n’ai pas de clavier sous les doigts, c’est que même avec un clavier j’aurais tout effacé avant de t’envoyer plutôt un simple mot, un simple coeur peut-être. Si j’ai du mal à parler, c’est pour plein de raisons. Si j’ai envie de le faire, c’est pour plein de raisons. Je bloque. Je bloque, même si un peu moins depuis quelques jours. Je bloque, même si je fais semblant de ne pas bloquer. Je bloque, et quand j’arrive à envoyer un message qui ne soit pas une réponse je culpabilise de l’avoir fait parce que tu peux croire que j’ai dit avoir du mal alors que non, même si c’est pas le cas puisque j’ai vraiment du mal. Alors, si tu as envie de me parler, fais-le. N’hésite pas. Si j’existe dans ta vie, dis-le moi. Si j’ai une place dans ton coeur, dans ton agenda, dans ta maison, dans ton téléphone, dans ton post fb, dis-le. Moi j’arrive pas, j’arrive plus. Mon énergie s’envole, parce qu’elle voudrait se dépenser par les jambes, par les bras, pas par le dos qui bloque contre le meuble rouge, pas par les doigts sur le clavier ou la feuille un peu froide et trop vite froissée. Elle voudrait être ressourcée par un casque à ma taille, pas un trop grand ou trop lourd ou des écouteurs trop existants. J’ai découvert que les sons m’épuisaient. Pas en les écoutant, non. En m’en privant. Un casque anti-bruit, trop grand, sur mes oreilles, et j’ai vu que les bruits parasites ne parasitaient plus. J’ai mis du temps à comprendre pourquoi l’arbre devant ma fenêtre était plus net avec un casque. Pourquoi mes oreilles avaient arrêté de vibrer. Les sons, c’est comme la lumière : j’adore ça, j’en ai besoin, mais j’ai aussi besoin de m’en priver pour survivre, et les outils qui servent à ça me font physiquement mal. Les casques, ça appuie sur mes oreilles, sur mes tempes, sur mon crâne mes cheveux et ma température. Les lunettes, ça me touche sur tout le côté de la tête, ça appuie sur mon nez qu’il faut pas toucher, sur les côtés de mes yeux, sur ma vision périphérique et sur les couleurs. Je peux pas porter de lunettes de soleil, ça me fait mourir de la vision, parce que ça éteint la vie. Peut-être que j’ai quelques hypersensibilités. Mes sourcils grimpent toujours au plafond, mais j’arrive à ouvrir les yeux un peu moins. Pas en grand. Parce que je suis trop fatigué. Parce que la lumière me crie dans les oreilles, parce que le bruit fait vibrer mes yeux et mes oreilles et mon ventre. Si tu crois qu’une musique ne peut pas donner envie de vomir, tu ne me connais pas. Mes doigts sont trop secs, je ne peux plus sentir le monde. Mais je ne peux pas boire d’eau, parce que ça me donne envie de vomir et ça me casse les tympans et ça assèche mon coeur. En plus après je tiens plus debout, mais en même temps ça change rien vu que je me lève pas. Mon corps est bizarre sous mes doigts, mes doigts tout secs. Mes yeux se floutent heureusement que j’ai besoin de voir ni l’écran ni le clavier pour écrire. En vrai je vois un peu mais tout est trouble et j’ai envie de fermer les paupières très fort très fort très fort. Alors je le fais et après je me dis que quand même je connais plutôt bien le clavier. Mon corps, sous mes doigts. Je le reconnais pas. En même temps, je suis le mec qui découvre ses grains de beauté, qui se croise dans un miroir et sait pas que c’est lui, qui voit une photo et percute grâce aux tatouages que si si c’est lui, qui sait pas à quoi il ressemble et qui a du mal à sentir les choses avec les doigts. Mais quand mes doigts sont moins secs, mon corps existe un peu plus. Sous les mains des autres, de celleux qui ont le droit, mon corps existe un peu plus. Sous les mains des gens qui n’ont pas le droit, il existe trop, trop bizarrement, trop douloureusement. Toutes ces petites irrégularités dans l’existence. Qu’iels meurent, je ne veux pas qu’iels m’approchent. Alors, si tu as envie de me voir, fais-le. Parce que j’aurai pas l’énergie d’organiser, alors vois-moi, organise-moi. Survis-moi, parce que je ne me supporte pas. Je vais bien. Je sais juste pas faire les choses. Et je sais pas dire à quel point tu me manques, à quel point je tiens à toi, à quel point j’aimerais pouvoir te dire que c’est pas grave que je vais effacer toutes tes peines et que tu peux pleurer je laisserai tes larmes couler tant que tu en auras besoin puis je les essuierai pour pas qu’elles sèchent sur ta peau et que ça craque, que je préfère te faire craquer moi-même parce que tu me fais craquer, que je peux dessiner de jolis mots avec mes larmes alors je dois pouvoir le faire avec les tiennes, parce qu’ils resteront. Je pourrais écrire des pages et des pages pour expliquer, pour raconter, t’expliquer ou te raconter, pour te décrire ou t’écrire. Caresser ta peau, caresser ton dos. Caresser ton coeur et tes rêves. Je pourrais écrire des pages et des pages pour te dire que je ne peux pas te dire, que j’ai peur de la douleur. Que peut-être j’ai peur de rien, que peut-être c’est pas logique mais tout n’est pas logique. Alors je pourrais te dire, je pourrais tout te dire, je pourrais te raconter ce rêve où tu prenais tant de place, ces pensées dans lesquelles tu tournes, ces souvenirs que tu effaces ou remplaces ou ravives. Je pourrais t’expliquer. Mais je ne le fais pas. Je préfère, en rêve ou en pensée, caresser ta peau, imaginer. Parce que quand j’imagine je n’ai pas mal. Parce que quand j’imagine tu ne peux pas me dire ce que je crains. Parce que quand j’imagine, je te plais. Parce que, quand j’imagine, je peux vous fondre en un seul, une entité unique sur laquelle me focaliser. Parce que, quand j’imagine, tu t’intéresses à moi, tu ne me mens pas. Tu ne caches pas ce que tu ressens parce qu’on t’a éduqué comme ça, parce qu’on t’a fait du mal, parce qu’on t’a fait tout rentrer tes sentiments à l’intérieur de toi. Quand j’imagine, tu sais t’ouvrir, comme j’ai appris à le faire un peu tard. Et puis je me rappelle qu’à ton âge, à ton âge. Je me rappelle que je suis vieux et faible. Je me rappelle que toi, qu’un seul bout de toi peut être plus vieux que moi, je crois. Je sais plus. C’est quoi, avoir un âge ? Qui a encore un âge, de nos jours ? J’ai pas peur. J’ai pas peur de la mort, j’ai pas peur de me faire mal. J’ai peur de grandir, j’ai peur de pas mourir assez tôt, j’ai peur de me voir décrépir, j’ai peur de plus pouvoir être moi. Peur que ces vieux trucs reviennent, ces moments où je me cachais derrière l’autre, derrière les autres, derrière l’autre. Ces moments où je pouvais pas être moi, parce que ça aurait déçu les gens. Les gens ont été déçus ça y est, les gens sont partis, les gens les gens. Pas tous les gens, parce qu’il en est arrivé après. Plus tard. Trop tard. Parce que c’est avant que tout s’est joué. Mais j’craquerai pas. Parce que, quand j’imagine, je sens ta chaleur dans mon cou, dans mon coeur, sur ma joue toutes les heures. Je sens ta douceur, je sens ton odeur, je sens les frémissements de ta peau sous mes doigts, sous mon coeur qui bat. Parce que, quand j’imagine, je peux tout te dire, tu ne fuis pas. Parce que, quand j’imagine, tu es là, tu es là, tu es entièrement là, plus vrai que tu ne le seras jamais. Parce que, quand j’imagine, je ne tremble pas. Parce que, quand j’imagine, tout va bien. Parce que, si mes mots sont plus forts que le feu de la destruction quand je veux te protéger, l’intérieur de ma tête a encore bien des secrets, bien des puissances cachées, parce que le monde dedans est plus vrai, plus grand. C’est plus grand à l’intérieur, plus confortable. Parce que, quand j’imagine, je suis protégé de tout, parce que je suis plus fort que tout. Parce que, quand j’imagine, je fais pas de bêtises. Je fais tout ce qui casse des pieds et des bras, mais ça fonctionne parce que je vole. Parce que, quand j’imagine, je peux regarder tes yeux rire même si je t’ai pas vu depuis longtemps, parce que je peux te voir tout le temps. Parce que quand j’imagine j’ai pas peur que tu voies l’intérieur de moi, que tu me fuies. Parce que quand j’imagine tu me fuis pas. Caresser ta peau. Ma voix prend de nouvelles couleurs. C’est perturbant. Mais perturbant-agréable. Elle a des bugs, des ratés, des je-peux-plus-toucher-cette-note sur les trucs que je maîtrisais avant, sur ma tonalité d’avant. Et puis elle a des oui-vas-y-je-kiffe-cette-profondeur, elle a des je-peux-le-faire-maintenant ou des c’est-beaucoup-plus-confortable. Elle a des vibrations très différentes, celles que j’atteignais péniblement en me concentrant pour chanter, rien que quand je parle maintenant. Alors je parle, et je m’écoute. Parce que tout mon corps vibre, parce que même parler fait du bien à mes bras et mes jambes, à mon ventre, à ma tête. Elle fatigue moins, même si plus vite. Elle a gagné en profondeur, en couleur, en bien-être de moi. Ma voix change.


27 octobre 2019.

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