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Terreur sur la piste d'Eden

Dernière mise à jour : 4 juil. 2023

C'était un après-midi éclairé de la même lumière terne et tremblotante que tous les jours. La journée avait commencé dans les étincelles, comme si la lueur de vie était sur le point de rendre l'âme. L'hiver le plus long de l'univers venait de s'achever, des mois dans le froid et l'obscurité. Chacun restait enfermé chez soi; on osait à peine bouger, de peur de se retrouver couvert d'une neige grise et collante, qui s'amoncelait en petits tas dans les moindres recoins. Puis, subitement, le jour était revenu, et avec lui les premières chaleurs. La neige, repoussée sur de grands chariots, n'avait pas tardé à fondre. Les pluies s'étaient ensuite multipliées, jusqu'à inonder la douce herbe verte et nos propres pieds. Mes amis et moi étions effrayés à l'idée que le niveau ne baisse pas. De plus, d'étranges substances se mêlaient à l'eau claire, inquiétantes ombres d'un monde pour l'heure inconnu. Mais bientôt les eaux avaient décru, laissant l'étendue verte plus fraîche que jamais. Des bruits fracassants et immenses peuplaient alors nos journées, comme si le retour des beaux jours avait laissé échapper de la glace quelque monstre terrifiant et ses acolytes. Désormais, les nuits étaient notre seul répit, puisque dès l'aube nous étions forcés de nous terrer au fond de notre réseau de grottes souterraines. Mais je ne me suis pas présenté. Dans la communauté, on m'appelle Huit, je suis le plus jeune arrivé dans la bande. Je suis noir et un peu enveloppé, c'est important pour moi de le dire parce que là où je vivais avant on me donnait des surnoms méchants. Ça fait mal, de se sentir exclu juste parce qu'on est différent. Petit, chauve, rondelet et noir. Selon "eux", ça méritait des moqueries, des insultes. Mais tout a changé lorsque je suis arrivé au Jardin d'Eden. Ce petit coin de paradis est depuis longtemps peuplé par des gens comme moi : ils sont différents. Tous aussi ronds que moi, ils s'amusent à rouler dans l'herbe toute la journée. Ils se sont confectionné des tenues à l'image des Power Rangers : tissus plastiques aux couleurs vives, qui leur cachent jusqu'au visage. Chacun porte un numéro correspondant à son arrivée dans le groupe. Moi, je porte un uniforme tout noir. Aujourd'hui je m'épanouis au milieu de mes amis sans être jugé. Une fratrie choisie : mes sept nouveaux frères m'apprennent la vie en toute tranquillité. Cet aprem-là, donc, le jour tremblait et peinait à transpercer d'épais nuages à l'odeur nauséabonde, qui s'approchaient dangereusement du sol, menaçant de nous asphyxier à chaque instant. Soudain, des tremblements de terre répétés nous forcent à sortir de nos caches, sous peine de voir le plafond de nos cavernes s'écrouler sur nous, nous condamnant à une mort certaine dans l'éboulement. Nous courons nous réfugier au centre de la plaine, dans un genre d'abri triangulaire qui nous contient tous, quoique difficilement. Nous pourrions tenir à quinze, mais sans plus aucune liberté de mouvement. Bien serrés au fond de cette boîte, nous cessons de remuer en attendant une éventuelle accalmie. C'est alors que le plafond de notre sécurité se volatilise sans explication, nous laissant sans défense. Un beuglement rauque retentit, faisant vibrer jusqu'aux numéros que nous portons. La voix d'outre-tombe résonne, lugubre; elle semble mécontente. Tentant de nous échapper, nous nous heurtons à la porte close; il semble que le monstre géant qui plane au-dessus de nos têtes bloque notre seule issue. Subitement, les murs s'envolent aussi vite que le toit l'instant passé. Tétanisés, nous ne parvenons pas à fuir devant la menace qui nous toise. Je suis paralysé, lorsqu'un immense tronc vient me frapper en pleine poitrine, projetant mes frères dans toutes les directions. Cloué au sol, je tente de reprendre mon souffle, mais mes poumons restent immobiles. C'est à ce moment précis que se manifeste l'apparition. Sublime, nue, la peau nacrée, presque dorée, aussi ronde que moi, la demoiselle se tient tranquillement face à moi, impassible. Et sans que rien le laisse présager, elle brise l'instant magique qui me projetait hors du temps et, prise de furie, elle s'élance, rapide, aérienne, magnifique, prête à tout dévaster sur son passage. L'herbe s'envole par touffes entières. Elle fonce, inévitable, sur le fondateur. Il ne l'a pas encore remarquée. Pitié, qu'il s'écarte... "UN !" hurle Six. Le cri retentit tel un coup de tonnerre, claque dans l'air et s'évanouit prestement. Le pauvre se retourne, à la seconde où la splendide créature se jette sur lui avec toute la violence de sa magnificence. Il se prend de plein fouet la vitesse accumulée et nous restons là, interdits, contemplant la chute de celui qui nous a tout appris. Puis, lentement, nous nous tournons vers Deux, son successeur légitime à nos yeux. Mais avant qu'il ait prononcé le moindre mot, son visage se fige. La fusée a changé de direction et vise à présent notre ami en combinaison bleue. Pas le temps de réfléchir, il faut le secourir. Six se rue en avant pour s'interposer, mais, emporté par son élan, il finit sa course droit dans le mur. Percuté par la jeune blanche, Deux envoie valdinguer Trois dans l'autre direction, et fonce à toute berzingue dans l'une des entrées de notre réseau de tunnels. Trois se réfugie dans la caverne la plus proche. Bientôt, Quatre et Cinq font de même, sous la menace de l'immaculée donzelle prête à les faucher. Six cherche à les suivre, mais la beauté fulgurante est déjà sur lui et le boute hors de l'étendue herbeuse. De la confrérie, il ne reste que Sept le Rouge et moi-même. C'est à ce moment que je remarque un attroupement d'inconnus à l'autre bout de la plaine. Ils sont sept et, pour autant que je puisse en juger, ils sont aussi ronds que nous mais ne sont vêtus que de caleçons aux couleurs chatoyantes. Je crois qu'ils sont tous blancs. Mais, alors que je perdais mon temps à détailler les nouveaux venus, le Rouge s'est fait éjecter hors de ma vue. Sentant mon heure venir, je suis sur le point de défaillir : elle s'élance, et tangue, tangue... Je la vois s'approcher, elle me fixe de ses yeux vidés, je ne peux en détourner les miens. Son corps me frôle... mais ne me percute pas. Elle poursuit sa course et se dirige vers le groupe que je viens de repérer. Les ravages commencent et, au premier choc, je m'attends à de violentes protestations. Mais, ô surprise, ce sont des plaintes aux tonalités aiguës que j'entends alors. Ni une ni deux, je mets mes muscles en branle et me jette au-devant du danger. Si belle... Malgré mes efforts, je ne parviens pas à la détourner de son objectif, et l'une après l'autre, les formes inconnues sombrent dans les méandres de nos propres galeries. Je remarque qu'elles aussi arborent des numéros, qui semblent se suivre. Il n'en reste déjà plus que trois. Leur ressemblance avec mes comparses est troublante. Je n'y avais pas prêté attention de prime abord, mais il est à présent plus qu'évident que ces trois rescapées sont les sosies de Cinq, Six et Sept. Je leur crie de fuir, sans résultat. Je m'étonne donc de leur inconscience, puis je m'intéresse à leur étrange manège. Elles s'éloignent et s'approchent imperceptiblement de la blanche toujours nue. Je comprends enfin qu'elles dansent à quatre un ballet qui m'est inaccessible. Il y a une telle complicité, une telle osmose dans leurs mouvements, qu'elles semblent se connaître depuis toujours. Malgré la violence des attaques répétées de la terrifiante beauté, l'enchaînement des mouvements reste fluide et tient presque du duel magique dédoublé. Elles sont quatre, pourtant elles n'en forment qu'une. Hélas, la cadence élevée semble plutôt mal réussir à la personne en combinaison orange. Elle transpire et peine à suivre le rythme. La pièce maîtresse saisit l'occasion et l'évince sans ménagement. "Et il n'en resta plus que deux." Le trio infernal accélère alors, cadence effrénée pour envies non refrénées. Tout va si vite, les couleurs se fondent les unes dans les autres, je suis incapable de distinguer la chute, qui se fait éjecter... Pauvre jeunette, si verte et si fragile. Soudain, le tempo change. Sans se concerter, les deux danseuses ralentissent. Mais c'est une surprise de taille qui m'attend : avec un regard plein de tendresse, la dernière personne en lice face à la reine se place droit sur la trajectoire de sa partenaire. "Si tu veux avoir une chance, laisse-la gagner..." Le ton est sentencieux. Aussitôt, le choc le plus violent auquel j'aie assisté se produit sous mes yeux ébahis. J'entends presque le corps frêle se fêler. Ah, c'est horrible d'aimer la douleur d'autrui. Mais cette collision était si merveilleusement parfaite, je ne peux m'empêcher d'y penser encore et encore. Mon tour arrive, je le sais. C'est enfin à moi d'entrer en scène, pour clore la prestation, un final en beauté avec la dame de mes pensées. Elle s'approche, je la vois comme au ralenti pourtant je sais qu'elle est lancée à pleine vitesse. Elle arrive, elle est là... Douce puissance de l'impact, elle m'embrasse pour m'envoyer sous terre. Douce idylle, toi qui me tues... En cette fin de soirée, les présentations se font naturellement entre nos deux groupes. Je n'ai d'yeux que pour la charmante attaquante, qui explique qu'elle subit des transes incontrôlables lorsque le jeu commence. "Le jeu ? - Mais de quoi tu parles ? - Les nouveaux ne sont au courant de rien, frangines. - Vous n'avez pas encore compris ? - Lâche le morceau, à la fin ! - Je parle de la partie de billard dans le bar !" s'écrie malicieusement la guerrière, les yeux scintillant derrière son sourire fulgurant. FIN



5 juin 2015.

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